Pour une fois, faire la queue une heure dans un grand magasin ne lui avait pas posé de problème. Pour une fois. Lui qui détestait se mêler à la foule. « Merci, bonne journée » dit-il à la vendeuse. Le voila sorti de l’infâme centre commercial, direction la maison. Il était content de son achat. Depuis une dizaine de jours, il lisait tous les avis des consommateurs sur des sites spécialisés avant de s’endormir le soir dans son lit. Il savait désormais tout de l’appareil, son poids, ses caractéristiques techniques… Il avait déjà pensé à l’endroit où il allait la ranger cette fameuse enceinte Bluetooth. Il savait comment il allait pouvoir l’utiliser. Dans une dizaine de minutes, il allait pouvoir la placer dans l’espace qui lui était spécialement dédié dans son bureau. Le voilà rentré. Il ne prend pas le temps de poser son manteau. Il ouvre le grand sac plastique, déchire l’emballage et pose minutieusement le nouvel objet à son emplacement idéal.

Alors que la nuit était tombée depuis déjà longtemps sur la ville, elle l’appela à travers la porte du bureau. « Dis, tu viens bientôt manger ? » Elle attendit un moment. Pas de réponse. Cela faisait plusieurs mois que c’était comme ça. Il passait son temps dans son bureau, à écrire, à penser à des choses et à prendre des notes. Elle attendait en vain qu’il sorte. La plupart du temps il finissait par sortir affamé ou furieux de ne pas avoir avancé dans ses idées. Il en avait plein pourtant. Mais elles étaient toujours dans sa tête. Elle avait beau essayer de les comprendre, elles paraissaient toujours floues, ou irréalisables, ou bien encore trop lointaines.

Il sortit tard de son bureau ce soir là. Elle avait déjà mangé. Elle regardait une série à la télé. « Le plat est dans le four, tu n’as qu’à le réchauffer ». « Merci » lui dit-il. Il chauffa son plat et une fois prêt il vint s’asseoir sur le canapé à côté d’elle.

Certains soirs, il sortait faire un tour avant de dormir. Il descendait seul la petite rue jusqu’au centre commercial à côté de la mairie. Les jours d’hiver, le temps était glacial et la nuit toujours en avance. Il s’arrêtait souvent sur l’esplanade Azrock. La grande tour était encore en travaux. Sur la taule blanche entourant la grue on y avait tagué en grand le nom du chanteur ragga. En face, l’allée remontant entre les magasins était souvent déserte. Il trouvait ce lieu bizarre, la nuit, quand il n’y avait personne. C’était comme si la vie n’existait plus. D’habitude, la journée il y avait du monde partout. On y venait acheter des habits, faire ses courses, il y avait parfois la queue au distributeur automatique. Il repensait aux films de George Romero où des zombies attaquent les vivants. Pour se protéger ils se retranchent dans un grand centre commercial vide. Certains soirs, il s’imaginait voir Rick et Daryl se faufilant dans le noir à la recherche de nourriture dans la grande surface en bas de l’escalator.

Un soir, il était assis sur le tabouret de son bureau comme à son habitude. Il était rentré aussi calme qu’une bombe. Un petit bonjour, quelques banalités puis il avait tourné la froide poignée de porte du bureau. Il avait déjà fini ses deux grandes tasses de café du soir. Alors que son regard était noyé dans la lumière des réverbères, l’enceinte s’alluma toute seule. Il entendit le petit bruit de l’allumage puis une sorte de grésillement un peu semblable à une radio. Intrigué, il s’approcha de l’appareil. Il l’examina longtemps. Il ne comprenait pas comment l’enceinte avait pu s’allumer tout seule. De plus, le bruit étrange qui sortait du haut-parleur le laissait perplexe. Au moment où il allait essayer de l’éteindre, une voix féminine se fit entendre.

On l’entendait à peine, mais elle lui semblait familière. Cela ressemblait à une longue plainte, comme une voix intérieure qui semblait sortir de nulle part. Il l’écouta attentivement mais il ne comprenait pas ce qui était dit. Il pensa dans un premier temps qu’il devait capter une discussion entre deux portables mais il se rendit vite compte que la femme qu’il entendait semblait parler seule ou réfléchir à voix haute. Puis tout d’un coup plus rien.

Il sortit de son bureau et en arrivant dans le salon il lui demanda « Est-ce que tu as dit quelque chose quand j’étais à côté ? » Sans détourner la tête elle répondit : « Non, tu vois bien, je suis seule ici, comme bien souvent. » Interloqué, il repartit aussi vite dans son bureau. Plus rien ne se passa durant cette soirée.

A partir du lendemain, ces phénomènes commencèrent à se répéter de façon plus rapprochée. Chaque soir désormais, encore plus que par le passé, il restait enfermé dans son bureau face à son enceinte. Il avait avec lui un bloc note, un stylo ainsi qu’un un dictaphone pour enregistrer la voix. C’était toujours la même. Une voix de femme si familière. Il lui semblait la reconnaitre même noyée dans des ondes sonores lointaines.

Le printemps arriva. Il abandonna ses recherches sans avoir réussi à comprendre la plainte de la mystérieuse femme. Il rangea l’enceinte dans son carton. Pourtant un jour, il décida de la ressortir pour la mettre à son emplacement. Il la rebrancha et continua à vivre comme s’il ne s’était rien passé.

Ce jour là, il rangeait son bureau. La journée était radieuse. Le soleil inondait la pièce d’une chaleur vigoureuse. Les nuages étaient totalement absents du ciel. Seule la grande grue venait troubler le bleu de l’horizon. L’enceinte se mit en marche. Lorsqu’il entendit le bip du démarrage, il s’arrêta net. Une voix se fit entendre. Il la reconnue tout de suite. Il retint sa respiration pour mieux entendre. Il n’y avait plus de grésillements. La voix semblait sortir d’un rêve éveillé. Elle était lourde, belle et fragile. Elle répétait sans cesse les mêmes phrases.

« Je me sens si seule…. Où es tu? …. S’il te plait, partons ….. Sors de cette pièce ….. Tu me manques…… Je me sens si seule…. Où es tu? …. S’il te plait, partons ….. Sors de cette pièce ….. Tu me manques…… Je me sens si seule…. Où es tu? …. S’il te plait, partons ….. Sors de cette pièce ….. Tu me manques…… » Puis plus rien.

Il resta quelques minutes totalement abasourdi. Il regarda la porte. Il avait reconnu la voix. c’était la première fois qu’elle était si claire à ses oreilles. Il sortit de son bureau. Elle lisait sur le canapé. Elle leva les yeux. Il la regarda fixement. « Qu’est-ce qui se passe ? On dirait que tu as vu un fantôme…. » lui dit-elle. « J’ai été un fantôme trop longtemps, viens, on va à la mairie. On va refaire nos passeports. On va partir quelques temps » dit-il d’une voix douce. Elle le regarda puis sourit en l’enlaçant. « Tu es un magicien, tu lis dans mes pensées.«