Pourtant personne ne passe par là. C’est du moins l’impression que j’ai. Une rue qui ne sert à rien. Comme beaucoup d’autres. Plus particulièrement celle-là. C’est une rue où l’on passe quand on est perdu. Quand il y a une déviation. Voilà la vérité. Ce n’est pas une rue, c’est un raccourci. C’est d’ailleurs pour cela que je la prends si souvent. Matin et soir. En plus en ce moment il y a des travaux de la Boissière au Parc Montreau.

J’y passe en vélo pour me rendre au travail. Le matin et le soir, toujours à la même heure. Toujours la même chose, la petite côte le matin et la descente le soir. Cette rue est d’un ennui… Peut être autant que mon travail. C’est un endroit perdu. Un de ces endroits qui semblent oubliés. Pourtant j’ai le temps d’observer tout ce qui se passe. Des hangars sur la droite. Marrons. De la tôle. Des entreprises de je ne sais quoi sur la droite. Des espaces grillagés, des cours, des portes automatiques. Au bout de la rue, un hangar d’une compagnie de taxi. Il y a souvent du monde, ça rigole bien là bas. C’est là que l’on vient laver son véhicule et peut-être aussi le réparer si besoin. L’autre côté de la rue est un peu différent. Il s’anime certains jours de la semaine. Un grand talus d’herbe nous gâche la vue. On ne doit se fier qu’aux panneaux. Il y aurait en haut de la petite butte un stade de rugby et plus loin sur la route un stand de tir. Justement, un stand de tir, ici je trouve ça un peu bizarre. En même temps il y a bien les Roches pas très loin. Un gymnase au pied de la station de bus. Des immeubles sans âge. Alors pourquoi pas un stand de tir ? Il y a de l’espace, on ne risque pas de blesser quiconque. En même temps je n’ai jamais entendu le moindre coup de feu. Qui peut bien vouloir faire du tir ? Des gens dangereux ? Des gens fâchés contre la vie ? Des psychopathes ?

Un soir j’ai quitté un peu plus tard le boulot. Il y a avait de la vie dans mon raccourci. Je me suis arrêté sur le bas côté pour observer ce qui se passait. Trois silhouettes ont descendu les marches d’un pas décidé. Ils se sont souhaités une bonne soirée et se sont donnés rendez-vous la semaine prochaine. Deux hommes et une femme. Ils avaient l’air de gens normaux. La femme enfourcha son vélo et prit la direction du stade de foot à gauche. Curieux, je la suivais à quelques dizaines de mètres derrière elle. Où pouvait donc habiter une femme qui aime les armes à feu ? Un peu plus loin, je la vis s’arrêter dans un immeuble près des Sept Chemins. Elle accrocha son vélo avec un cadenas et s’engouffra dans le hall où je perdis sa trace.

J’étais assez fasciné. Une femme magnifique. Des longs cheveux bruns. En fait je n’ai pas pu bien voir son visage mais j’étais fasciné. J’ai décidé de repasser la semaine suivante à la sortie du stand de tir. Je passerai à pied à ce moment là. Je la croiserai, c’est sûr. La semaine fût interminable mais enfin j’ai pu la voir. Et la semaine d’après encore, et celle d’après également. J’étais devenu comme possédé. Cette femme et cette arme dans la petite valise qu’elle transportait. Qui avait-elle envie de tuer ? Que préparait-elle ? Je me posais mille questions. Et puis j’avais envie de lui parler de ma fascination pour elle, de mes questions sur la nature de son arme, de ses plans pour s’en servir peut être ?

J’avais pensé un moment m’inscrire à ce club de tir. Mais je n’en avais après personne alors j’ai décidé de ne pas le faire. Un jour, je me suis décidé à aller lui parler. J’avais acheté des fleurs. J’avais préparé mes phrases. Je suis venu très en avance. J’étais seul dans ce froid d’hiver. La rue mal éclairée laissait passer des voitures pressées de rentrer après le travail. Les gens devaient se demander ce que je devais faire la nuit tombée au milieu de nulle part avec un bouquet de fleurs. J’ai entendu une porte claquer en haut du talus. Trois silhouettes descendirent les quelques marches. Les deux hommes montèrent dans une voiture qui disparut rapidement dans la nuit.

La femme aux cheveux bruns enjamba son vélo. C’était le moment où jamais. Je pris mon courage à deux mains et commençai à lui parler. Elle fut d’abord surprise de trouver quelqu’un dans cette rue à cette heure là. Elle n’avait pas l’air très rassurée. Je me suis dis que de toute façon, avec son arme, elle savait qu’elle n’avait rien à craindre. Je lui ai tendu les fleurs, elle les a placées dans le panier de son vélo. Je lui ai alors parlé d’elle, de la force que je voyais en elle, de ses plans, de ses espoirs. Je lui ai dit qu’elle pouvait me faire confiance, que je ne dirais rien. Elle n’a pas dit grand chose. Elle m’a écouté avec un visage inexpressif. Elle a feint de ne pas comprendre ce que je voulais dire concernant son arme. Sûrement pour se protéger. A un moment elle m’a coupé la parole. Je lui parlais de ma fascination pour elle. Elle a dit qu’elle devait rentrer, que son mari et ses enfants l’attendaient. Et elle est partie.

Je suis rentré chez moi. j’étais dévasté. J’aurai fait n’importe quoi pour elle. Je me sens comme au milieu d’un champs de tirs. Je ne peux m’en échapper. Les jours, les semaines ont passé mais je ressens encore la balle qui m’a transpercé. J’avais raison depuis le début. J’aurai dû me méfier. L’histoire retiendra ironiquement que j’ai été touché une froide nuit d’hiver par une balle perdue dans un endroit quasi désert.

Je n’y ai d’ailleurs pas survécu.