Sibille

Je l’avais aperçue dans la vitrine de l’antiquaire de la rue piétonne. D’abord, je n’y avais pas trop prêté attention, je passais tous les jours  devant cette boutique, jetant un œil. Je la revis donc le lendemain et les jours suivants sans que cela n’éveille en moi quelque chose de particulier, jusqu’à ce dimanche…

En visite chez ma grand-mère, une photo accrochée au mur non loin de la cheminée attira mon attention. C’était un cliché très ancien inséré dans un cadre doré que j’avais toujours vu. On y voyait une famille prenant la pose comme c’était de coutume à cette époque. Je m’approchai, mon regard se posa sur une fillette – Joséphine – la mère de mon arrière-grand-mère. Le jouet qu’elle arborait fièrement ressemblait en tous points à celui aperçu dans la vitrine…

Annie

 J’ai retrouvé ma fille Sibille dans la rue piétonne. Elle voulait absolument me montrer quelque chose, mais n’a pas voulu me dire de quoi il s’agissait.

« Regarde – m’a-t-elle dit en désignant la vitrine de l’antiquaire – ça ne te dit rien ? ».

Elle était là avec ses joues légèrement rosées, sa robe délicate, ses yeux bleus grand ouverts… Je l’ai tout de suite reconnue, pourtant je ne l’avais vu qu’en noir et blanc sur les photos.

« Pour son anniversaire, ce serait un beau cadeau, non ? »

  J’ai acquiescé et nous sommes entrées dans la boutique.

Léonie

 Quatre générations étaient réunies dans mon salon. Mes enfants, mes petits-enfants et mes arrières petits-enfants m’entouraient. Ensemble, ils avaient entonné le traditionnel « Joyeux anniversaire » et puis Lila et Arthur étaient venus m’aider à souffler les bougies. Je n’en avais pas vraiment besoin, il n’y en avait que deux, un neuf et un zéro mais c’était agréable de les avoir à mes côtés et de les entendre compter : à la une, à la deux…

Ensuite, ils avaient apporté un paquet avec mille précautions, je me demandais bien ce qu’il pouvait contenir. Lentement, j’ai défait les scotchs pour ne pas abîmer le papier, et puis j’ai ouvert la boîte et écarté le papier de soie qui entourait son contenu.

« Tu es un peu vieille pour y jouer mais elle ressemble tellement à celle de la photo dont tu nous as si souvent parlé » a commenté Annie

 Je l’ai prise délicatement, et l’ai retournée. J’ai soulevé la robe : J.M. Les initiales de mon aïeule étaient là, inscrites sur le torse. Ce ne pouvait être une coïncidence…

Lila

Chez mémé, il y a des tas de vieux jouets avec lesquels je m’amuse comme le cyclo-rameur fabriqué par pépé. Lui, je ne m’en souviens pas trop car il est mort quand j’étais petite mais c’était un sacré bon bricoleur pour fabriquer un tel engin !

Maintenant, quand je vais chez mémé, j’ai un autre jouet préféré. Il a été fabriqué il y a très très longtemps. Maman m’a montré l’ancienne usine rue de Paris.  Il appartenait à la maman de la maman de Mémé. Mémé, elle jouait avec quand elle était petite mais il a été volé, et puis on l’a retrouvé. Elle était contente quand elle a ouvert le cadeau.

Maintenant quand j’arrive chez mémé, je vais chercher Émilie. Elle est posée à côté de la vieille photo et je joue avec elle.

Emilie

  Ma tête est sortie des fours de l’usine de porcelaine rue Arago et j’ai été assemblée par de nombreuses mains dans l’usine de la rue de Paris. Des mains solides d’hommes qui maniaient les lourdes matrices d’acier d’où l’on a extrait mon torse et mes membres après les avoir façonnés. Des mains habiles d’enfants qui tortillaient les fils de cuivre en forme de crochets qui ont permis – une fois insérés dans une bille de bois – de former mes articulations. Des mains minutieuses de femmes qui ont cousu ma robe.

 A l’instar de mes semblables, j’aurai dû quitter la ville. J’étais destinée à être vendue dans le monde entier, dans des magasins luxueux comme Le Louvre ou le Bon marché.  Mon destin a été tout autre, je ne suis même jamais allée à la capitale. Monsieur Jumeau, propriétaire de l’usine m’a offert au père de Victoria en remerciement d’un service qu’il lui avait rendu.

Victoria a pris soin de moi, puis après elle sa fille, et la fille de celle-ci Léonie. Un cambriolage m’a séparée de cette famille où les fillettes m’ont chérie. Je me suis retrouvée  au clou, vendue aux enchères et exposée dans des vitrines. Plus personne ne jouait avec moi, destin funeste. Aujourd’hui, tout cela n’est plus qu’un mauvais souvenir, j’ai retrouvé Léonie et Lila m’a adoptée.

Poupée jumeau Montreuil

Matin-Salon. 1888 / par Gustave Goetschy