Pour seule indication, ils avaient une adresse et la localisation de l’appartement au dernier étage d’un immeuble boulevard Rouget de Lisle. L’appel anonyme à l’origine de ces éléments était bref. Vraie information ou plaisanterie de mauvais goût ? Quoi qu’il en soit les inspecteurs Amory et Vasquez devaient se rendre sur place.

Dans l’entrée de l’immeuble, ils cherchèrent sans succès la liste des appartements. Les boîtes aux lettres ne comportaient que les noms des habitants. Souhaitant en finir rapidement, ils gravirent les étages. L’immeuble était propre et entretenu. Ils entamèrent la dernière volée de marches. Celle-ci formait un virage. Arrivés à ce niveau, ils surent que l’appel reçu au commissariat signalant un cadavre n’avait rien d’un canular. Ils s’arrêtèrent net, ce qu’ils sentaient ne laissait rien présager de bon. Le lieutenant Amory se retourna vers son collègue. Ce dernier avait recouvert son nez et sa bouche de sa main, il grimaçait. Il releva la tête. Il apercevait le palier ainsi qu’une porte ouverte sur un appartement sombre. Il fit signe à son collègue et tous deux redescendirent sur le palier précédent.

« Je ne sais pas sur quoi ou qui on va tomber mais ça doit être là depuis un sacré bout de temps».

Le lieutenant Vasquez acquiesça : « Je vais chercher des masques et des gants dans la voiture et on remonte ».

Équipés, les deux hommes remontèrent. A nouveau, l’odeur tenace les assaillit. Ils marquèrent une légère pause comme pour réunir leur courage et gravirent les quelques marches qui les séparaient du palier du dernier étage. Le contraste avec les étages précédents était saisissant. Des sacs poubelles gisaient çà et là, dans l’attente que quelqu’un veuille bien les descendre. Veillant à ne rien déranger, les deux hommes avancèrent vers l’appartement. Tout était silencieux.

Le lieutenant Amory enjamba une pile de journaux et se pencha à l’intérieur de l’appartement. Il eut un léger mouvement de recul tant l’odeur de l’autre côté du chambranle de la porte était abjecte. Il trouva un interrupteur et alluma. La lumière révéla un appartement similaire au palier, jonché de détritus, encombré. De la vaisselle sale et les restes d’un repas avaient été laissés sur la table quelques mètres devant eux. A l’exception des mouches anormalement nombreuses, l’appartement semblait sans vie. Les deux hommes firent quelques pas dans l’appartement. Le lieutenant Amory s’arrêta net.

« Je ne sais pas depuis combien de temps il est là, lâcha-t-il en désignant le fauteuil à son collègue, mais sa mort ne date pas d’hier ».

Le lieutenant Vasquez approuva sans un mot. A quelques mètres d’eux, gisait le corps d’un vieil homme ou tout du moins ce qu’il en restait. L’état de putréfaction était avancé.

« Le médecin légiste nous en dira plus, il a l’air d’être mort comme ça dans son fauteuil. Comment a-t-il pu rester ainsi sans que personne ne le découvre avant ? ».

 Les deux hommes reculèrent, menèrent une rapide investigation dans l’appartement. Mis à part le désordre ambiant – témoignant d’un manque d’entretien des lieux – ils ne virent grand-chose : au mur un cadre avec la photo ancienne d’un couple. Avisant un portefeuille posé sur une commode près de l’entrée, le lieutenant Vasquez en retira une carte d’identité, des tickets de PMU, une carte de retrait.

 « Il s’appelait Giovanni Rossi, il était né en 1925».

Les deux hommes sortirent de l’appartement et redescendirent. Ils appelèrent le commissariat. Dans l’entrée, le lieutenant Amory chercha la boîte aux lettres du défunt, elle regorgeait de prospectus, signe qu’elle n’avait pas été ouverte depuis longtemps. Une fois dehors, il prit une grande inspiration, ce n’était pas le premier cadavre qu’il découvrait mais il ne s’y habituait pas. Son odeur semblait avoir imprégné ses vêtements même s’ils n’étaient pas restés longtemps là-haut. Les images mettraient elles-aussi du temps à s’effacer.

Ils échangèrent quelques mots avec leurs collègues arrivés sur les lieux et remontèrent avec eux au dernier étage. Le médecin légiste grimaça à la vue du cadavre. Que Giovanni Rossi soit décédé dans son fauteuil n’était guère étonnant compte-tenu de son âge. Toutefois, la déchéance et la solitude dont témoignait l’état de l’appartement et du cadavre rendait l’atmosphère encore plus sinistre. Une chape de plomb semblait s’abattre sur tous ceux qui pénétraient dans la pièce. Chacun travaillait en silence et économisait ses mots.

Laissant leurs collègues accomplir leur tâche, Les lieutenants Vasquez et Amory partirent faire le tour du quartier. Il devait bien y avoir quelqu’un qui pourrait leur en apprendre un peu plus sur Giovanni Rossi.

Ils pénétrèrent dans le PMU de Croix de Chavaux. Derrière le comptoir un homme essuyait des verres.

« Connaissez-vous un vieil homme du nom de Giovanni Rossi, il habitait le quartier », lui demanda le lieutenant Amory après l’avoir salué.

« Giovanni, bien sûr, c’est un habitué, il vient souvent jouer aux courses. Il s’installe là-bas et commande un café serré – dit l’homme en désignant une table le long de la baie vitrée face à l’écran qui diffusait les courses hippiques. Mais ça fait un sacré bout de temps qu’on ne l’a pas vu ici » ajouta-t-il.

« Quand l’avez-vous vu pour la dernière fois ? » s’enquit le lieutenant Vasquez.

« Quand exactement… Je pourrais pas vous dire, mais ça fait au moins un bon mois, voire plus. Il lui est arrivé quelque chose ? »

« Il est mort » lâcha un peu abruptement le lieutenant Amory.

« Je le pensais parti en Italie, il a encore de la famille là-bas » commenta le patron du PMU.

« Et ici, vous lui connaissiez des amis ? » demanda le lieutenant Vasquez.

« Pas vraiment. Il ne parlait pas beaucoup. Je sais juste que sa femme est décédée il y a longtemps et ils n’avaient pas d’enfants. Il venait l’après-midi, une à deux fois par semaine depuis des années. Avant il travaillait sur les chantiers, je crois qu’il était électricien. C’était un homme discret»

Sortis du PMU, les deux hommes remontèrent la rue vers la mairie et passèrent à la boulangerie, à la grande poste, à la supérette, à la pharmacie… Ils n’apprirent pas grand-chose de plus. A chaque fois, le vieil homme était identifié mais personne ne semblait réellement le connaître. Il s’était pourtant installé dans le quartier bien des années auparavant. Il menait sa petite vie et semblait se fondre dans le décor.

A l’agence immobilière qui gérait son appartement, ils apprirent seulement que des voisins s’étaient plaint des poubelles que le vieil homme laissait traîner sur le palier. L’agence lui avait envoyé un recommandé, resté sans suite et pour cause.

Les policiers revinrent dans l’immeuble assez dépités du peu d’informations recueillies. Ils firent le tour des voisins. A cette heure de la journée, peu d’entre eux étaient présents. Parmi eux, certains ne voyaient même pas qui était Giovanni Rossi. Un voisin toutefois leur indiqua le nom d’un autre qui pourrait peut-être leur en apprendre un peu plus sur le vieil homme mais il était absent. Ils repasseraient ou le contacteraient par téléphone. L’ironie de la vie dans une grande ville leur sautait aux yeux : des gens qui vivent les uns à côté des autres dans une certaine indifférence, au point où la mort de l’un passe inaperçue aux yeux des autres.

Les deux lieutenants rentrèrent au commissariat. Le lieutenant Amory prit un café et s’installa à son bureau pour rédiger son rapport. Il lui faudrait encore interroger quelques personnes et attendre le rapport du médecin légiste mais le dossier serait vite clos. L’appel n’avait pu être identifié. Qui avait bien pu les alerter : un voisin, un livreur qui se serait trompé d’étage ? Quelle qu’ait été la vie de Giovanni Rossi, sa fin lui semblait cruelle.

Il se sentait las. Il soupira, éteignit l’ordinateur et quitta le commissariat. Il prit le métro, pensif, ne descendant pas comme à son habitude à Robespierre. Arrivé à Nation, il délaissa le métro pour le RER. Trois quart d’heures plus tard, il sonna à l’interphone d’un immeuble de banlieue. La nuit était tombée. La voix d’une personne âgée teintée d’une légère inquiétude répondit. Visiblement, elle n’attendait aucune visite.

« Bonsoir Maman, c’est Jean. Tu m’ouvres ? ».

Un bip retentit, il poussa la lourde porte et pénétra dans l’immeuble. La mort solitaire du vieil homme l’attristait et l’effrayait même. Elle l’avait menée ici.