Il ne lui restait plus qu’à mettre son casque. Il jeta un coup d’œil dans ses minuscules rétroviseurs. Il sourit une dernière fois en voyant les quelques cheveux blancs qui étaient apparus au niveau de ses tempes. « Tu vois, c’est le moment d’arrêter. » lui avait-elle dit ce matin avant qu’il rejoigne son stand. Un technicien l’aida à mettre son casque. Il leva le pouce pour signifier qu’il entendait bien le patron de l’écurie dans ses écouteurs. Le chef mécanicien vint à son tour tapoter le casque à trois reprises comme il le faisait lors de chaque course. C’était la dernière de la saison. La dernière avant de raccrocher pour de bon. Il l’avait promis.

Pour son dernier grand prix, il avait fait quatrième temps lors des qualifications. Il était content de finir sa carrière dans sa ville natale qu’il n’avait jamais souhaiter quitter.
Les techniciens poussèrent la voiture jusqu’à l’emplacement de la quatrième place. Il regarda sur l’horloge de la mairie. Il était moins dix. Sur la grande place, les gradins des spectateurs paraissaient toucher le ciel. Des cris et des encouragements allaient l’accompagner dans sa dernière course. Un peu plus bas, dans la tribune, il lui sembla la reconnaitre accompagnée de ses deux enfants. Le commissaire de la course demanda aux techniciens et mécaniciens de quitter le tarmac. La course allait bientôt commencer.

Sur le sol brûlant les voitures étaient maintenant en position. De sa quatrième place il regardait les trois monoplaces à la carlingue aveuglante. Il ne connaissait pas les jeunes pilotes qui figuraient devant lui. Il restait de la vieille école et voyait d’un mauvais œil cette nouvelle génération de pilotes sans cesse présents sur les réseaux sociaux et dans la presse. Il avait l’impression de passer pour un ancêtre, un personnage dépassé avec des valeurs d’un autre âge. Il se rappelait avoir fêté les anniversaires des enfants au Parcabout avec l’ensemble des mécaniciens et des ingénieurs. « Tout cela ça ne se fait plus. » pensait-il avec une certaine pointe de nostalgie.

Tous avaient maintenant le regard sur le feu de départ. Les cinq lumières rouges brillaient de mille feux avant de s’éteindre. Le signal du départ était donné. Tels des fauves bondissant sur leurs proies, les voitures s’élancèrent dans le couloir du boulevard Vaillant Couturier en direction du Nord. Grâce à son expérience, il réussit à garder sa quatrième place en bloquant les poursuivants en traversant la place François Mitterrand. Devant le public entassé dans les gradins à Sept Chemins, il passa à la troisième place grâce à un savant coup de volant, non sans avoir provoqué la colère du pilote relégué derrière lui. Il se retrouva alors dans la roue du second en passant sous la desserte de Fontenay en direction de la Boissière.

De l’autre coté du petit square, il passa devant l’arrêt du 129 où il avait attendu tellement de fois. Il repensa aux minutes passées dans le froid et aux bus bondés le soir. Il sourit en passant devant l’école où il avait été scolarisé enfant. Il se rappela de la douleur quand il s’est cassé le  poignet en jouant au basket sur le terrain de sport situé en face.

Le vrombissement du moteur devant lui le rappela à la réalité au moment de tourner à gauche sur le boulevard de la Boissière. Le trio de tête avait plus d’une seconde d’avance en passant devant « l’Interco ». Ses deux enfants y étaient nés, son père y était décédé il y a plusieurs années. Il s’était toujours promis de ne jamais y finir ses jours à la suite d’un accident de course. Ce n’était pas aujourd’hui qu’il allait revenir sur sa promesse. Pourtant il fallait la gagner cette course, coûte que coûte.

Il parvint à rester dans les trois premières places jusqu’au dernier tour. Tantôt troisième, tantôt deuxième, ce qu’il voulait c’était rester dans les roues du futur champion. Ainsi il gardait ses chances d’être sur le podium et pourrait toujours finir premier dans la dernière ligne droite.

Il ne restait plus que quelques kilomètres avant de franchir la ligne d’arrivée. Alors que les trois bolides en tête de la course jouaient des coudes sur la ligne droite de l’avenue de la Résistance, la foule commençait à se rassembler devant la mairie pour ne pas rater le drapeau à damier.

Après avoir freiné au dernier moment, il se retrouva en deuxième position en haut de l’avenue Pasteur. En regardant dans son rétroviseur, il vit que son poursuivant avait eu un problème technique car sa voiture s’était arrêtée sur le bas-côté. Pour lui c’était le moment de foncer. Il la voulait cette dernière victoire dans la ville où il vivait. Il appuya sur l’accélérateur et commença à attaquer la voiture devant lui. Il parvint à revenir à sa hauteur, perdant du terrain et en rattrapant de nouveau. Il était prêt à prendre tous les risques pour passer au dernier moment la ligne d’arrivée.

Une fois passé devant la caserne des pompiers, des images lui revinrent à la mémoire. Il se rappela de ces soirs d’été où il l’attendait devant le café en bas du boulevard. Il l’apercevait de loin en train de descendre cette longue ligne droite. Elle était souvent en retard mais il l’excusait à chaque fois. Il se souvint des projets de vacances autour d’un café, des discussions sur tout, sur rien, sur l’envie de vivre ensemble.

Il se demanda en une fraction de seconde si cela valait le coup de tout risquer pour une victoire. Que resterait-il de lui à part quelques photos ? Qu’allait elle devenir ? Quels souvenirs de lui allaient garder ses jeunes enfants?

Il relâcha la pédale d’accélérateur et franchit la ligne en seconde position. Une fois arrivé au stand, toute l’équipe vint le féliciter. Au loin, il vit une silhouette familière courir dans sa direction. Elle lui sauta au cou. En l’enlaçant, elle lui demanda: « Ça y est ? Tu arrêtes pour de bon ? » Il la regarda en souriant et lui répondit « Oui? cette fois je te promets que c’est pour de bon. »