Tic, TOC, manie, handicap, obsession, travers… Elle ne savait pas trop comment nommer cela. Il en était ainsi depuis… Depuis quand déjà ? Elle ne s’en souvenait plus.

Elle avait toujours été casanière, même enfant. Elle préférait lire un roman confortablement blottie au fond d’un fauteuil quand les autres sortaient dès que le temps le permettait et même quand il pleuvait. Les activités au grand air n’étaient pas sa tasse de thé, alors se limiter à un nombre de pas précis par jour – 5372 exactement – ne lui pesait pas trop.
Depuis qu’elle se concentrait sur le nombre de pas exécutés et qu’elle s’évertuait à ne jamais dépasser le seuil qu’elle s’était fixé, toutes les angoisses quotidiennes qui, jusqu’ici, lui pourrissaient l’existence, avaient disparu.
Ainsi, elle ne se demandait plus constamment, une fois sortie de chez elle, si elle avait bien débranché le fer à repasser ou laissé la chatière ouverte. Elle ne faisait plus non plus trois ou quatre fois le tour de son véhicule pour en vérifier les portières. Tout cela était bien trop coûteux en pas inutiles et puis le décompte des pas empêchait la ritournelle des questions sans fin.
Elle qui se stressait à la moindre remarque, de travers ou non, qui tournait et retournait les situations vécues et à venir dans sa tête, une seule chose l’obsédait désormais. Aussi étrange que cela puisse paraître, la vie lui semblait plus simple ainsi.
Évidemment, il lui fallait souvent anticiper ses activités. Aller chercher le pain « coûtait » environ 750 pas, voir un film au Méliès près de 2000 pas mais c’était sans compter le chemin à parcourir jusqu’à la salle.
Par chance, elle vivait non loin de la mairie et travaillait à domicile. Elle était par ailleurs devenue une grande adepte des commandes sur le net avec livraison à domicile et de tout ce qui lui permettait d’économiser des trajets.
Le décompte des pas occupait son esprit de minuit à 23h59m59s, du réveil au coucher et même la nuit quand une envie pressante la tirait de son sommeil. Il lui fallait parfois attendre minuit que le compteur se remette à 0 pour pouvoir enfin se lever.

Son obsession avait usé bien des gens autour d’elle. C’était un sacré handicap pour sa vie sociale. Certaines activités lui étaient impossibles et cela occasionnait parfois des aventures cocasses comme cette fois où un homme lui avait fait la surprise de l’emmener à une soirée musique des Balkans à la Marbrerie à leur second rendez-vous. Elle avait pris la fuite en prétextant un virus fulgurant et agressif.
Elle ne restait pas cloîtrée chez elle pour autant, elle sortait mais dans un périmètre restreint et préférait le restaurant aux expositions qui vous obligent à piétiner, le théâtre aux balades en forêt.
Quand elle rencontrait quelqu’un, elle arrivait la plupart du temps à dissimuler son travers. A la longue c’était plus compliqué. Sa manie était à l’origine de bien des déboires sentimentaux et amicaux, quand l’autre se lassait d’être soumis contre son gré à son décompte perpétuel.
Mais bon, elle s’accommodait de cette vie un peu bizarre et faisait en sorte de ne jamais être à court de pas. Enfin… jusqu’à ce jour où elle se retrouva coincée sur les marches de la mairie, son compteur à sec. Qu’était-il arrivé ?

Tout avait joué en sa défaveur, pourtant la journée avait bien commencé. Elle se réveilla ce matin-là avec l’envie de se faire une toile. Comme elle devait faire une course avant d’aller au cinéma, elle partit en vélo pour économiser les pas, pédaler n’est pas marcher.
C’est avec 3758 pas au compteur qu’elle attacha son vélo à proximité du cinéma. Il faisait beau, elle entendait de la musique de l’autre côté de la place. Une foule de gens en tenue de fête attendait gaiement les nouveaux époux. Elle partit faire ses emplettes. Quand elle s’installa dans la salle, son compteur affichait 2342 pas.
« Je suis à vélo, j’ai de la marge », se dit-elle en se calant dans son fauteuil. Rassurée, elle put occuper son esprit à autre chose et parcourut la salle du regard. Non loin d’elle s’était assis un homme. En attendant le film, elle ne put s’empêcher de l’observer du coin de l’œil, il n’était pas dénué de charme. Leurs regards se croisèrent à plusieurs reprises avant que la salle ne soit plongée dans le noir.
Alors qu’elle s’apprêtait à quitter la salle, l’homme l’aborda et lui proposa d’aller boire un café. Elle accepta pensant qu’ils iraient à la Fabu, le bar du cinéma mais il prit le grand escalier.
« Heureusement que je suis venue à vélo » pensa-t-elle. Elle n’avait pas envie de prendre la fuite cette fois encore. Quand ils s’installèrent au café, il lui restait 1692 pas. Ils discutèrent un long moment.
« Je dois faire attention » se dit-elle en se levant pour aller aux toilettes. Ce n’est que revenue à sa place avec désormais 1597 pas au compteur qu’elle réalisa qu’il lui manquait quelque chose : son sac de courses. Elle l’avait posé à ses pieds au cinéma et l’avait oublié ! Paniquée, elle s’excusa et se dirigea à grandes enjambées vers le cinéma. Les gens tournaient la tête sur son passage, étonnés de sa démarche. Ils ignoraient ce qui la taraudait : faire le moins de pas possible, ne pas se retrouver à sec.

Arrivée au cinéma, il lui restait 1002 pas. Elle se dirigea vers l’ascenseur, toutes les économies étaient bonnes à prendre mais, manque de chance, il était en panne. Elle pesta contre ces précieux pas perdus inutilement. Arrivée à l’étage, elle fut stoppée par un employé alors qu’elle se dirigeait vers la salle qu’elle avait quittée plus tôt dans l’après-midi. Un sac avait été trouvé et déposé à la caisse au rez-de-chaussée.
Soulagée, elle redescendit et se présenta au guichet.
« Tout va bien, c’est juste mais ça va aller» se rassura-t-elle en attendant son tour. Elle était désormais en dessous du seuil des 800.
Malheureusement, le sac trouvé n’était pas le sien et elle dû remonter à l’étage où elle attendit fébrilement que la salle se libère après avoir monté l’escalier en sautant une marche sur deux. Quand elle récupéra enfin son sac, il lui restait 389 pas.
Elle s’arrêta un instant devant le cinéma. Plus que 299 pas, si elle soustrayait la cinquantaine nécessaire pour rejoindre son vélo, elle aurait tout juste de quoi vaquer à ses occupations une fois arrivée chez elle.
Cependant un malheur n’arrive jamais seul. Quand elle atteignit l’endroit où elle avait garé son vélo, il n’y était pas. La panique l’envahit, s’était-elle trompée ? Elle fit quelques pas supplémentaires regardant aux alentours si elle ne voyait pas son vélo accroché mais rien.
De désespoir, elle usa les quelques pas qu’il lui restait pour se traîner jusqu’à la mairie et s’asseoir au milieu des confettis et pétales artificiels, vestiges de la cérémonie qui avait eu lieu quelques heures auparavant. Les larmes aux yeux, elle s’apprêtait à se résigner à attendre minuit pour pouvoir enfin rentrer chez elle quand lui vint une idée…

Ceux qui étaient sur la place ce soir-là ont peut-être observé un étrange manège… Une femme s’est tout à coup levée et a descendu à reculons les marches sur lesquelles elle était assise quelques instants plus tôt. Puis elle a remonté l’avenue Pasteur, sur le même mode et tourné sur la première rue, ce toujours en marche arrière.
Depuis lors, on la croise parfois en ville, en marche avant ou… en marche arrière.