Episode 3 : Oraison féline

« Dans la nuit du 29 au 30 novembre, des événements pour le moins surprenants sont survenus au parc zoologique de Vincennes. On aurait pu craindre le pire mais – n’en déplaise à Henri Salvador – le lion n’est pas mort ce soir.
Au milieu de la nuit, quatre hommes se sont introduits dans le zoo avec pour objectif, semble-t-il, de kidnapper le lion. L’opération était risquée… Elle a échoué. Au cours de sa ronde, le gardien a constaté qu’une porte de service avait été forcée. Il a immédiatement alerté les forces de l’ordre. En arrivant sur les lieux, celles-ci ont aperçu trois hommes s’enfuyant dans une camionnette. Ils n’ont pu être rattrapés mais ont laissé derrière eux un complice, gisant blessé à côté du lion à moitié endormi. A première vue, l’homme s’apprêtait à administrer au lion une piqûre de somnifère, mais l’animal ne lui en pas laissé le temps et lui a donné un mauvais coup de patte. Il s’agit de Joseph Félin, 29 ans, taxidermiste à Montreuil. Il a immédiatement été emmené à l’hôpital le plus proche. Grièvement blessé, il n’est pas en état d’être interrogé.
La profession de Joseph Félin laisse envisager que les quatre hommes projetaient de naturaliser le lion après l’avoir kidnappé. Le commanditaire de ce méfait est pour l’heure inconnu. L’enquête est en cours.
Quant au lion, il a retrouvé sa cage. Après examen par le vétérinaire du zoo, il ne présente aucune séquelle. Sa trop courte sieste l’aura sauvé d’un destin plus funeste. »

Hortense reposa le journal sur la table. Cet article, elle le connaissait mot à mot à force de l’avoir lu, relu et re-relu jusqu’à l’écœurement. Elle prit son sac et quitta l’atelier sans un regard. Elle aurait pu rester Place Carnot. Jo et elle était mariés, elle héritait de tous ses biens et donc de l’atelier mais cela lui était impossible. En plus de tout le reste, elle aurait dû supporter les regards du voisinage, c’était trop. Elle voulait prendre ses distances.
Elle déposa les clefs chez le notaire près de la mairie et prit le bus en direction de son appartement situé dans les hauteurs de la ville. Là, dans le bus, les images qui hantaient revinrent la tourmenter.

Hortense était tombée de haut cette nuit-là quand la police avait sonné pour l’informer que Joseph avoir été blessé par le lion du zoo de Vincennes qu’il tentait de kidnapper avec trois complices. Elle ne s’était douté de rien.
Elle avait emménagé Place Carnot après avoir épousé Jo. Elle n’était pas retourné à l’école vétérinaire et travaillait aux côtés de son mari à l’atelier. Il arrivait à Joseph de s’absenter de temps à autre pour aller chez un fournisseur ou boire un verre avec des amis. Elle n’avait eu aucune raison de s’inquiéter. Enfin c’est ce qu’elle pensait à l’époque.
En décortiquant un à un ses souvenirs depuis sa rencontre avec Jo, Hortense avait vu sous un autre angle bon nombre des moments passés ensemble et de leurs discussions. Elle ne doutait pas des sentiments de Jo à son égard mais il l’avait utilisée à son insu et cela couvrait d’un voile terne leur histoire. Désormais, leurs ballades au zoo, leurs discussions sur les soins aux animaux, l’intérêt de Jo pour les interventions chirurgicales et l’anesthésie… Tout prenait un sens différent.
Hortense avait le sentiment d’avoir été manipulée, l’amertume qu’elle ressentait venait contrebalancer son immense tristesse.

Dans les jours qui avaient suivi le kidnapping, Hortense avait vécu l’enfer. A la fois inquiète et en colère. Elle n’avait pas revu Jo. Il avait succombé à ses blessures laissant tant de questions auxquelles elle n’aurait jamais de réponses.
L’enquête n’avait pas révélé grand-chose. Complices et commanditaires restaient inconnus. Seule leur planque avait été découverte, par hasard. Le propriétaire des ateliers de boucherie rue Gabriel Péri s’était rendu sur place à plusieurs reprises pour réclamer le loyer impayé. Il avait fini par rentrer et avait contacté la police, intrigué par le matériel et les ouvrages sur les félins trouvés sur place. Les enquêteurs avait vite fait le rapprochement, cela fut vite confirmé, une clef des ateliers ayant été retrouvée sur Jo.
Bien entendu, la police avait perquisitionné l’atelier et l’appartement de Jo, sans rien trouver. Hortense avait longuement été interrogée, sans être inquiétée. Elle était retournée vivre chez ses parents quelques temps mais elle avait rapidement eu envie d’être seule, de laisser aller son désespoir, à l’abri des regards compatissants de sa famille et de ses amis.
Il n’était plus question pour elle de travailler avec les animaux sous quelque forme que ce soit. Elle les avait adoré et les avait à présent en horreur. Elle avait trouvé un emploi de vendeuse dans une quincaillerie ainsi qu’un petit appartement dans un des immeubles récemment construits sur le plateau pour faire face à la croissance de la population.

Perdue dans ses pensées, Hortense avait loupé son arrêt, elle descendit du bus et rebroussa chemin jusqu’à son nouvel appartement. Tandis qu’elle cherchait ses clefs dans son sac, un chat gris tigré vint se frotter à ses jambes. Sans réfléchir, elle se pencha comme pour le caresser mais au lieu de cela, elle lui brisa la nuque avant même que l’animal ait eu le temps de réagir.
Après un rapide regard aux alentours pour vérifier que personne ne l’avait vu, Hortense jeta le cadavre du malheureux félin dans un recoin sombre et rentra chez elle. Elle était tout aussi surprise de son geste que du bien être soudain qu’elle ressentait. La rage qui la rongeait s’était adoucie en même temps que l’animal passait à trépas.

Ce fût la première disparition de chat que l’on déplora dans le quartier. La première d’une longue, longue série…