Quand je pars de chez moi pour aller prendre le métro à la mairie, je descends la rue Alexis Lepère. Au croisement à proximité du lycée, il y a un panneau qui m’a toujours intriguée. Planté sur le trottoir de gauche, il est un peu dissimulé par la végétation qui prend ses aises. C’est un petit panneau rectangulaire au fond blanc placé sous un sens interdit. Il indique que les vélos sont autorisés à circuler dans la rue. A l’origine, il y avait seulement une bicyclette au centre mais, il y a quelque temps, un cycliste est apparu chevauchant son bolide avec ce slogan « Vas-y Jean-Mi ». Je me demande qui peut bien être ce Jean-Mi ? Est-ce qu’il existe ? Si tel est le cas, il doit être sympathique, en tout cas, il en a l’air.

A chaque fois que je passe devant, je souris à la vue du gars sur le vélo, bêtement comme ça…

Quand je suis arrivée au carrefour aujourd’hui, un homme se tenait debout devant le panneau. Un marqueur noir à la main, il fixait la plaque métallique. Je m’arrêtai à sa hauteur et observai le panneau. Le dessin était toujours le même, mais le noir de ses traits avait repris de l’intensité.

« Je ne veux pas qu’il s’efface », me dit l’homme sans quitter le panneau des yeux. Il y avait de la tristesse dans sa voix.

« C’est vous qui l’avez-dessiné ? », demandai-je.

Il répondit un simple « oui ». J’aurais aimé en savoir davantage mais ne voulais pas me montrer indiscrète. Pourtant ma curiosité l’emporta.

« Jean-Mi, c’est quelqu’un que vous connaissez ? »

Il répondit de nouveau « oui », seulement oui. Je brûlais d’en savoir plus mais la brièveté de ses réponses m’invitait à la retenue. Je restai là, sans rien dire et m’apprêtais à continuer mon chemin quand l’homme ajouta :

«Si vous avez un moment, je peux vous dire qui était Jean-Mi ».

Je jetai un œil sur ma montre.

« Dans l’immédiat, pas trop, répondis-je à regret, mais j’aimerai bien en savoir plus sur ce Jean-Mi ».

L’homme sortit une carte de sa poche et me la tendit.

« J’ai un atelier pas loin, j’y suis presque tous les jours, passez à l’occasion, je vous raconterai ».

 

Quelques jours plus tard, je me présentai à l’adresse indiquée. Il ne s’agissait pas d’une maison mais plutôt d’un hangar en peu en retrait de la rue. Je passai le portail, laissé ouvert. Le long des murs étaient entreposées des planches de toutes tailles et de toutes essences. Il n’y avait pas de sonnette, je frappai à la porte qui, elle non plus, n’était pas fermée. A l’intérieur, j’entendais du bruit mais personne ne répondit. J’avançai dans un couloir rempli d’objets divers, j’avais un peu l’impression d’entrer dans la caverne d’Ali Baba. Il faisait sombre. Je lançai un « bonjour » à l’aveuglette. Pas de réponse. Je continuai le long du couloir et arrivai dans une vaste pièce. Une fenêtre dans le toit laissait entrer la lumière du jour.

Au fond, l’homme rencontré quelques jours plus tôt s’affairait sur une sculpture. Il portait un masque et des gants pour se protéger des étincelles qui s’échappaient de son fer à souder. Avec son casque vissé sur les oreilles, il ne risquait pas de m’entendre. Attendant qu’il termine pour l’interpeller, je restai debout à l’entrée de la pièce. Il y avait des sculptures un peu partout, certaines exposées sur des socles avec des étiquettes, d’autres, sur des établis le long des murs, semblaient en cours de réalisation.

L’homme éteignit son fer à souder et enleva son casque. Il me vit. Je le saluai. Il se souvenait de moi.

« Faites le tour si vous voulez, dit-il en enlevant ses gants. Je vais préparer un café ».

En attendant qu’il revienne, je passai en revue ses œuvres. Toute une série de personnages aux corps longilignes était exposée. Sur l’établi du fond se trouvait l’œuvre sur laquelle il travaillait à mon arrivée. Elle était constituée d’une roue de vélo, montée comme pour en faire un manège. Je me demandai à quoi elle ressemblerait au final. A côté de l’établi étaient entassés plusieurs vélos en pièces détachées. Visiblement, l’artiste avait choisi la petite reine comme source d’inspiration.

Mon hôte revint avec deux tasses de café. Il m’en tendit une en m’indiquant deux fauteuils non loin de là. Il attendit que nous soyons installés pour prendre la parole.

« Jean-Mi était un ami. Nous ne nous connaissions pas depuis très longtemps. Nous nous sommes rencontrés par hasard. Le courant est tout de suite passé entre nous ».

Il parlait par phrases courtes, les yeux fixés sur son café. Je sentais l’émotion dans sa voix. Je le laissai raconter sans l’interrompre et respectai ses silences.

« Ça s’est fait comme ça. Un jour, il m’a proposé son aide alors que j’étais en peine pour décharger ma voiture, là, devant l’atelier. Il habitait dans le quartier. Nous avons sympathisé. Il me rendait visite ici, nous parlions de tout et de rien. Parfois, il me donnait un coup de main. Lui, sa passion c’était le vélo.  Il ne circulait qu’à deux roues. Par tous les temps. Au printemps dernier, il a réussi à m’extirper de ma tanière. On est parti à bicyclette. On a rejoint la côte. On mangeait dans de bons restos. Le réconfort après l’effort disait-il à chaque fois… Et puis, on lui a découvert cette saleté. Ça faisait un moment qu’il se plaignait de douleur dans la jambe. Il a fini par consulter mais il n’y avait rien à faire, en quelques mois c’était terminé ».

Sa voix se brisa. Je restai silencieuse. Je ne savais pas quoi dire.

« Le dessin sur le panneau, ajoute-t-il, je l’ai fait quand le diagnostic est tombé. Jean-Mi passait souvent devant. ça lui a bien plut. « Vas-y » c’est ce qu’il me disait quand je flanchais dans les côtes pendant notre escapade… « 

« Bon, faut que j’y retourne », dit-il en se levant après un long silence, désignant son établi d’un geste. Je me levai et partais rapidement.

 

L’autre jour, c’étaient les portes ouvertes des ateliers d’artiste alors j’ai eu envie de retourner dans celui visité quelques mois plus tôt. La nouvelle série de l’artiste était exposée, que des sculptures en pièces de vélo. J’ai retrouvé le manège achevé. Il y avait une petite manivelle sur le côté. Je l’ai tournée, le manège s’est mis en route sur un air de Piaf. Je l’observai longuement puis faisais le tour des autres œuvres. Sur chacune d’elle figuraient gravées ou sculptées les initiales JM.

En sortant de l’atelier, l’air de Piaf me poursuivait. « C’est lui pour moi, moi pour lui… ». Jean-Mi n‘était peut-être pas qu’un simple ami. Qu’importe.

 

Quand je pars de chez moi pour aller prendre le métro à la mairie, je descends la rue Alexis Lepère. Au croisement à proximité du lycée, il y a un panneau. Sur le panneau quelqu’un a dessiné un cycliste souriant sur son vélo. Au-dessus est inscrit ce slogan qui résonne comme un encouragement : « Vas-y Jean-Mi ». On pourrait penser que c’est un acte de vandalisme, mais moi je le vois autrement. C’est devenu un hommage, une trace pour lutter contre l’oubli d’un être cher.