En avril on avait eu un coup de cœur pour Espaces insécables, qui jouait au Théâtre Berthelot. Si vous avez raté cette pièce jubilatoire de la montreuilloise Compagnie Modes d’Emploi, sachez que le destin vous offre une nouvelle occasion d’y assister ce jeudi 19 mai à Paris ! (détails en bas de l’article).
On a eu le plaisir de s’entretenir avec Johanne Débat, la fondatrice de la compagnie, metteure en scène inspirée aux méthodes de création originales…

 

Bonjour Johanne, pouvez-vous raconter à nos lecteurs votre parcours ?
Je suis d’abord issue d’un cursus en littérature comparée à Strasbourg à côté duquel j’ai toujours fait du théâtre. À l’université, j’ai eu l’occasion de travailler en tant qu’assistante à la mise en scène, ce qui m’a attiré ensuite vers le milieu théâtral. Je suis donc venue à Paris pour me former aux métiers de la production théâtrale, à la suite de quoi j’ai travaillé en tant qu’assistante à la production pour une compagnie.
Puis j’ai eu la chance d’assister le metteur en scène argentin Lucas Olmedo. C’est à ce moment là que j’ai compris que c’était vraiment le côté artistique qui m’intéressait. Je suis donc partie à Poitiers me former en dramaturgie et assistanat à la mise en scène. Après avoir été élève dramaturge au Conservatoire et avoir travaillé auprès de plusieurs metteurs en scène, j’ai eu envie de lancer mes propres projets. J’ai donc monté la Compagnie Modes d’Emploi il y a un an et demi et initié le projet Espaces insécables.

Vous avez écrit la pièce de façon collective, avec une méthode originale, basée sur le jeu…
Le projet prend source dans le principe du jeu comme vecteur de création. Ainsi, pour créer la pièce, j’ai commencé par mettre en place une sorte de jeu de société : le « jeu des espaces insécables » inspiré de la pensée de l’OuLiPo et de Roger Caillois. Il s’agit de créer un tableau à plusieurs entrées qui donne les règles du jeu pour guider le travail d’écriture sur le plateau.
Je n’avais pas d’idée précise quant à l’esthétique, mais l’aspect ludique était incontournable, ça a notamment donné cet humour à la pièce.

processus de création espaces insécables

Concrètement, comment ça s’est passé ?
En guise de fil directeur, j’ai choisi de nous confronter au sujet de la prise de parole en public. Les principes du jeu étaient matérialisés par un tableau à plusieurs entrées. Y figuraient notamment quatre situations de prise de parole en public : la mort (s’exprimer en public lors d’un enterrement), le tribunal, l’exposé (au travail ou à l’école) et la thérapie de groupe.
J’ai réuni autour de moi des comédiens rencontrés grâce aux hasards de la vie, avec qui je n’avais encore jamais travaillé (sauf Léo Boulay). Pour le premier contact sur scène, j’ai demandé aux comédiens de participer à un jeu de différentes manières : tous ensemble, en équipe ou encore les uns contre les autres. Ils ont dû tirer des consignes au hasard dans le tableau. On a donc joué aux dés, tiré des cartes divinatoires…
On a fait quatre mois de recherche au plateau sous forme d’improvisations. À un moment donné, une improvisation nous a marqué, c’était une scène de séminaire de préparation de discours funéraire. Cette piste a ensuite orienté la pièce : on a construit autour, en mettant de côté les grilles utilisées au début.

Est-ce que ça a été compliqué de fédérer les comédiens autour de ce processus d’écriture ?
Le jeu a été fédérateur. Il a révélé les personnalités : l’un s’affirme en leader, l’autre est mauvais joueur… Chacun travaille différemment. Certains ont adoré improviser, d’autres ont préféré l’écriture à la table.
Les scènes les plus difficiles à construire ont été celles qui s’éloignent du ton caustique pour toucher au rapport intime de chacun à la mort. Il est délicat de produire quelque chose de sensible en évitant de tomber dans le pathos.

On a été bluffé par la fluidité du texte et du jeu, on se serait cru face à une improvisation…
C’est qu’une fois les répliques écrites, elles ne sont pas pour autant figées. J’ai voulu donner à chacun la possibilité de se réapproprier son texte. Et puis leur partition leur ressemble, ils ont mis une part d’eux-mêmes dans leurs personnages. En travaillant avec les comédiens j’ai découvert leurs personnalités puis j’ai fait en sorte de les bousculer en dehors de leur zone de confort pour les pousser plus loin. L’essentiel a été d’embarquer tout le monde, je suis fière que chacun se soit énormément impliqué.

espaces insecables comediens

Crédit photos : Cie Modes d’emploi

 

 La structure nous a marqués : l’histoire se déploie sur plusieurs axes, ce n’est pas linéaire…
J’avais l’idée d’une dramaturgie-labyrinthe, un endroit où tisser des histoires qui sont peut-être parallèles… ou peut-être pas. J’aime quand sur le chemin il y a des indices qui emmènent vers une autre voie. Par exemple, d’une histoire à l’autre, un prénom revient, un type de personnage, un métier. L’équilibre est important : il s’agit de créer du flou, mais bourré d’indices. Pour moi c’est primordial que le spectateur soit actif. Ce qui m’intéresse c’est qu’il n’ait pas toutes les clés. Car il n’y a pas qu’une seule histoire…
Pendant la représentation scolaire de la pièce, un élève m’a dit « J’ai trouvé ça super, mais j’ai pas compris » ; pourtant, en discutant avec lui je me suis rendue compte qu’il avait compris plein de choses !

La pièce parle notamment de ce que la société attend de chacun…
Effectivement, il y a l’idée selon laquelle l’homme doit être performant, prendre la parole en public, assumer ses émotions. La question du sensible m’intéresse, dans ce moment où il devient poétique.

Les personnages sont intrigants, on a l’impression de les avoir déjà croisés quelque part !
C’est un aspect très important. Les personnages sont tous « froissés », ils subissent de petites humiliations quotidiennes à travers ces prises de parole en public. Je voulais qu’on ne puisse pas s’empêcher de les juger (dans leurs maladresses, leurs loupés) et qu’en même temps ils soient touchants, provoquent l’empathie.

Parlez nous du théâtre que vous aimez, des compagnies qui vous inspirent…
Je suis très sensible au travail du Collectif La vie brève de Jeanne Candel. Il faut absolument aller voir leur pièce Le goût du faux et autres chansons ! Ils y déploient une excellente écriture de plateau, avec une construction maligne truffée de cadavres exquis, de glissements… Comme pour Espaces insécables, il revient au spectateur de faire les liens. Et c’est également très drôle ; j’adore rire au théâtre. J’aime aussi énormément le travail du Raoul Collectif, des belges très axés sur le collectif.

Quelle sera votre prochaine création ?
J’aimerais reprendre le même type de processus de création. Mais je fixerai plus précisément la thématique, car pour Espaces insécables, le thème de l’enterrement a finalement un peu pris le pas sur le sujet initial de la parole en public.
Je veux continuer à travailler sur l’idée du jeu, pour aborder cette fois-ci la question de la dette. J’aimerais comprendre ce qu’est la dette, je suis en train de me documenter. Je voudrais la lier à l’Histoire… Ce sera sans doute une pièce un peu plus politique.

 


Espaces Insécables, une création de la Compagnie Modes d’Emploi.
De Johanne Débat, avec Léo Boulay, Alix Kuentz, Claire Marx et Ana Torralbo. Création lumières : Virginie Galas.

Jeudi 19 mai 2016 à 20h30 à L’Art Studio Théâtre, 120 bis rue Haxo, 75 019 Paris.
Réservations : mediation@artstudiotheatre.org  01 42 45 73 25 / ou Billet Reduc.

Du 14 au 18 septembre 2016 au Théâtre de l’Opprimé, 78 rue du Charolais, 75 012 Paris.
Réservations : reservation@theatredelopprime.com  / 01 43 40 44 44

Un grand merci à Johanne Débat pour cet entretien passionnant.