Elle avait bien fait de prendre 3 multiprises. Sur les trois prises électriques de la pièce seulement deux fonctionnaient correctement. Pourtant rien ne semblait anormal sur le panneau électrique. Des projecteurs étaient installés dans les recoins de la pièce. Ils renforçaient de leur chaleur les quelques faibles rayons du soleil. La fin de la journée donnait courageusement ses dernières forces. La pièce était vide. C’était le dernier plan de la dernière scène, le dernier jour du tournage. Des murs blancs entouraient sa pensée. Le parquet ancien craquait à chacun de ses pas. Elle regarda par la fenêtre un long moment, puis vint s’asseoir sur un tabouret dans un coin de la pièce. Elle vérifia sa vieille caméra puis jeta un œil par-dessus l’objectif. Elle sourit à la jeune femme. « Allons-y, finissons enfin ce film… ».

 Ses rides aux coins des yeux ressemblaient aux affluents de fleuves lointains. Ses yeux bleus délavés parcouraient souvent le sol ou se perdaient à travers les carreaux des fenêtres. Elle avait toujours les cheveux attachés en arrière. Elle portait ce jour-là un pull gris et un pantalon bleu électrique. Ses seuls bijoux étaient sa bague en argent et son collier en or. Elle les tenait de sa mère et ne s’en séparait jamais. Sa silhouette était fine et elle avait la grâce et la ténacité des femmes qui ont lutté toute leur vie pour se faire une place.

Quelques mois auparavant, on a pu la croiser rue du Marais, devant le collège Marais de Villiers où elle avait été scolarisée dans les années 60. Bien que le bâtiment ait subi plusieurs changements et agrandissements, elle chercha longuement l’endroit idéal où poser sa caméra. Elle prit le temps de filmer quelques mouvements de lumières avant de se diriger vers le quartier de la Noue de l’autre côté de la route menant à l’autoroute A3. Elle avait été une des premières à s’installer dans ce nouveau quartier à l’urbanisme de dalle. Elle venait de se marier et se disait qu’elle serait heureuse. Au fil des années, elle avait vu la construction du théâtre et plus récemment de l’Instrumentarium. Elle y avait vu également s’installer le chômage et les incivilités. Elle avait signé il y a quelques mois la pétition pour alerter les pouvoirs publics sur la dégradation de la vie de la cité. Toutefois, elle n’avait jamais songé à quitter cet appartement qu’elle aimait tant. Elle y avait élevé sa fille unique. Cinéaste amateur, elle avait accumulé des heures de films sur la vie du quartier. Depuis qu’elle s’était décidée à faire un film sur une partie de sa vie,  elle avait ressorti de la cave plusieurs bobines de film de Super 8. Elle les avait visionnées avec une certaine émotion.

Quelques semaines après, on l’avait vu à la terrasse d’un café à Sept Chemins. Elle s’était tenue à l’écart des hurlements des parieurs hippiques. Elle avait réussi à trouver une table et deux chaises à l’extérieur. Elle avait sorti son petit carnet bleu dont elle ne se séparait jamais. Elle y glissait parfois au crayon noir des idées de scénarios, des dessins de cadrage, des personnages étrangement griffonnés. Elle avait attendu longtemps. Puis comme par magie,  une jeune femme se trouva en face d’elle. Elle lui ressemblait étrangement.

Le barman sortit alors par la porte en verre.

« Qu’est ce que je vous sers madame ? »

« La même chose s’il vous plait »

Il fronça les sourcils avant de faire demi-tour.

Après un long moment de silence à regarder le mouvement circulaire d’une cuillère dans la tasse, elle releva enfin la tête.

« Je me suis enfin décidée, je pense que je vais le faire. »

« Je pense que c’est une bonne idée, j’y ai beaucoup réfléchi. »

« J’ai pas mal d’idées, j’ai mis tout ça par écrit. »

« Je ne suis pas sûre de me souvenir de tout, il y a tellement de choses. »

« Je veux développer uniquement ce qui me reste en mémoire. »

« Nous devrions nous en sortir. »

Des jours passèrent.

C’était le dernier plan, de la dernière scène, le dernier jour du tournage. Des murs blancs entouraient sa pensée. Le parquet ancien mais à la teinte encore intacte craquait à chacun de ses pas. Elle regarda par la fenêtre un long moment, puis vint s’asseoir sur un tabouret dans un coin de la pièce. Elle vérifia sa vieille caméra puis jeta un œil par-dessus l’objectif. Elle sourit à la jeune femme.

« Allons y, finissons enfin ce film… ».

« Je ne sais pas si j’y arriverais, je m’en souviens comme si c’était hier. »

« Il n’y pas eu un jour sans que j’y repense. »

 » J’aimerai tellement revenir en arrière, mais on ne peut changer le passé. »

 » Je ne sais pas quoi dire exactement, je ne me souviens pas des mots. »

« Je me souviens du silence qu’il y a eu, après. »

« Je me souviens du soleil qu’il faisait dehors, de la chaleur aveuglante à travers ces petites fenêtres. »

Elle désigna de la main l’endroit où elle souhaitait que se place la jeune femme. Celle-ci portait des anciens vêtements de la cinéaste. Sa ressemblance était tellement frappante que l’on avait l’impression de revenir plus de 20 ans en arrière. Une fois à l’endroit indiqué, la jeune femme se tint debout, le regard dans le vide et les bras croisés. Elle fut brusquement sortie de ses pensées par la voix de la cinéaste.

« Tu es prête ? »

« Pas vraiment. »

« Regarde bien la caméra, attention …..Moteur !!! »

 » Ma chérie, voilà ce que je vais t’annoncer n’est pas facile à dire, ton père et moi allons nous séparer. Peut être que tu t’en doutais ? Il souhaiterait que tu viennes habiter avec lui, je ne sais pas ce que tu en penses. Si tu souhaites quitter ce quartier je comprendrais. Sache que ça ne changerait rien pour moi et que tu resteras toujours ma fille. »

« …………. coupé, c’est bon, il n’y a pas besoin de refaire une autre prise »

« J’aimerai comprendre pourquoi tu souhaites te replonger dans le passé, pourquoi reconstituer ce moment douloureux ? »

« J’en ai vraiment besoin, on en avait quasiment jamais reparlé et je voulais mettre tout ça sur pellicule, pour que cela sorte de tête »

« Je comprends, maman, maintenant j’espère que tu iras mieux. Tu sais je n’ai jamais regretté d’être restée avec toi »