Travailler à huit stations de chez soi c’est vraiment appréciable. On a le temps de décompresser un peu avant de rentrer. Cela fait une sorte de coupure. C’était surtout le moment où il pouvait écouter de la musique. Parmi les choses les plus importantes dans la vie, elle se situe sur le podium. Pour ne pas dire à la première place. C’est pour cela que la qualité d’écoute est importante. On n’utilise pas n’importe quel lecteur, avec n’importe quel casque ou enceinte. C’était du moins son avis. Peu importe d’être debout dans le métro, le plus important était d’avoir suffisamment de batterie pour aller jusqu’au bout du voyage. Les bruits de la ville ne sont que cacophonies et vociférations. Seul le silence de la nature mérite que l’on retire ses écouteurs. Parfois huit stations peuvent se transformer en 12 min de bonheur si l’on choisit la musique qui se prête bien à l’instant. Et cela, avec le temps il savait la choisir.

Habiter entre La noue et la Croix de Chavaux c’est un peu habiter entre deux mondes. Autour des grands bâtiments, des maisons semblent avoir poussées dans les espaces vides. Plus récemment encore, de nouveaux immeubles intermédiaires de quelques étages ont fait leur apparition. Il habitait dans un de ces immeubles neufs. En emménageant, il avait installé son home cinéma en premier. Puis il a trouvé aisément où ranger les meubles autour. Le matin et le soir, il longeait l’Avenue de la Résistance. Il passait dans le Monoprix puis devant la librairie. Dans la galerie marchande, en tournant à droite, il venait souvent boire un café avant de prendre le métro. Il restait debout au comptoir. Il échangeait toujours quelques mots avec le gérant.

Il avait un boulot de professeur de musique auprès d’enfants en difficulté. Ce n’était pas toujours très reposant mais il savait que cela ne durerait qu’un temps car, dans un coin de sa tête, il n’avait pas abandonné l’idée de faire carrière dans la musique. Il savait que ça serait difficile. Mais il tenait à ce rêve. On le voyait souvent dans les petits bars de la ville où il avait des concerts. On l’avait vu à la Comedia ou à l’Harmonie pour voir des groupes punks du coin. Il trainait parfois au Chinois pour découvrir la musique cubaine. Il restait souvent au fond de la salle, silencieux et immobile mais il ne ratait rien de ce qu’il se passait sur scène.

Un soir, il resta après le travail pour fêter le départ d’une collègue, qui était devenue une amie avec le temps. Il savait qu’elle allait lui manquer beaucoup. Il resta exceptionnellement jusqu’à la fin pour la saluer une dernière fois. Il avait le cœur lourd au moment de partir. Il choisit son morceau préféré du moment pour faire ses huit stations de métro. Le sort voulu que la batterie de son Ipod le lâche en arrivant à Robespierre. Il pesta silencieusement en se disant ce n’était pas vraiment le bon jour pour ça, mais il se dit ensuite qu’il ne lui restait qu’une station de métro et moins de dix minutes de marche avant de rentrer chez lui. Après tout ce n’était pas grave.

En sortant du métro, il s’aperçut que des agents se tenaient prêts à fermer les grilles. Il avait eu de la chance c’était le dernier train de la soirée. Il prenait toujours la sortie qui le menait au bas de la galerie commerciale. D’habitude il montait quatre à quatre les marches avant de rejoindre le boulevard. Mais il avait envie de trainer le pas. Il balaya du regard la place en faisant un tour sur lui même. Son regard s’arrêta sur le magasin de piano Klein. Il ne s’y était jamais intéressé car il avait chez lui beaucoup de synthétiseurs qui imitaient à la perfection les meilleurs pianos du monde. Il s’avança vers la vitrine du magasin. Tout à coup, l’environnement devint silencieux. On n’entendait plus les bruits de moteurs ni les conversations inutiles des passants. Il jeta un coup d’œil autour de lui. L’étrange place était déserte.

Une mélodie jouée au piano le fit sursauter. Il se retourna rapidement et regarda dans la vitrine. En face de lui, un homme était en train de jouer. Il jouait une mélodie simple et répétitive. Il portait une moustache fournie noire et les cheveux coiffés en arrière. Il était habillé d’un costume sombre avec une cravate noire qui semblaient sortie du XIXème siècle. L’homme jouait toujours tranquillement.  Puis il se leva doucement, ouvrit le couvercle du piano et commença à l’accorder à l’aide d’une grande clé coudée.

De l’autre coté de la vitre, il regardait, figé, la scène qui se passait devant lui.

Après avoir fini ses réglages, l’homme se tourna vers lui. Sans le quitter des yeux, il s’approcha de la vitrine. Les deux hommes se trouvaient debout l’un en face de l’autre. Seule la vitre les séparait. Elle semblait avoir plusieurs siècles d’épaisseur. L’homme à la moustache le regardait dans les yeux. D’abord impassible, son visage s’illumina d’un petit sourire plein de tendresse. Dans un geste lent, il se retourna puis pointa du doigt le piano qu’il venait de finir d’accorder. Puis il reprit sa position initiale, les bras le long du corps. Au bout de quelques secondes, l’homme à la moustache leva le bras et vint placer son index à la verticale sur ses lèvres. Il esquissa un dernier sourire et disparut.

Maintenant, dehors, on entendait le bruit de la circulation. Les derniers voyageurs remontaient l’escalator d’un pas pressé.

Il rentra chez lui. Il lui semblait avoir rêvé éveillé. L’atmosphère, le silence de coton, tout cela lui semblait étrange. Il n’était pas terrifié mais cherchait un sens à tout cela.

Le lendemain matin il appela son travail et inventa une histoire de mal de ventre. Après avoir raccroché, il se rendit à la boutique Klein d’un pas décidé. Après avoir franchi la porte en verre, un vendeur vint le voir.

« Bonjour Monsieur, que puis-je faire pour vous?« 

« Je ne sais pas, je passe souvent devant votre magasin. Je suis moi même musicien mais je n’ai jamais pris le temps d’y rentrer « 

« Savez-vous cher monsieur que nous sommes présents dans la ville depuis 7 générations, voyez donc sur le mur les portraits de la famille Klein« 

Il s’approcha et regarda un par un les portraits. Il ne lui fallut pas longtemps pour reconnaitre sur une des vieilles photos l’homme qu’il avait vu la veille.

« Seriez-vous intéressé par un de nos pianos ? Avez vous une idée d’un modèle en particulier ? « 

Il désigna alors le piano que l’homme avait pointé du doigt hier.

« Celui-là ? C’est un vieux piano Klein que l’on nous a laissé hier en dépôt vente. Il va avoir besoin d’être accordé par nos soins. Écoutez donc comme il sonne atrocement pour le moment… »

Le vendeur joua quelques mélodies. Les notes étaient jolies et le son divin.

« Ah, c’est étrange, on m’avait dit hier qu’il avait grand besoin de réglages. Voyez cher monsieur, la qualité de nos pianos…« 

« Oui je vois ça » répondit-il  le sourire aux lèvres. « Je vois bien que c’est une affaire de famille. C’est décidé, je le prends dès aujourd’hui« .