J’avais passé une journée abominable, en butte 8 heures durant aux absurdités de l’administration et aux mécontentements des clients. Aussi, plutôt que de rentrer chez moi ressasser ma mauvaise humeur, je décidai de boire un demi en terrase. Je m’installai à la Folle blanche et commandai de quoi me désaltérer, espérant trouver dans le breuvage un meilleur état d’esprit.

Après quelques gorgées, je me sentais mieux, personne pour m’invectiver… Autour de moi les gens semblaient détendus. Tels des tournesols, ils tournaient la tête en direction du soleil pour mieux capter la chaleur des derniers rayons de l’été. Je les imitai, c’était agréable. Je jetai un œil à ma montre, il me restait un peu de temps avant de rentrer chez moi retrouver la marmaille agitée de fatigue. Je sautai sur l’occasion qui se présentait de prolonger ce moment de calme et commandai un second verre au bar en allant aux toilettes.

 

Pas vu, pas pris, telle est ma devise. Pour éviter d’éveiller les soupçons, je change régulièrement de terrain de chasse. Il m’arrive de sévir en dehors de la ville mais je préfère jouer à domicile. Personne ne se méfie de moi. Pensez-vous ! Un p’tit vieux avec sa canne qui vient boire un canon en lisant le journal ou en remplissant un bulletin de tiercé. Malgré les apparences, je suis habile et rapide.

Mes rhumatismes m’avaient tiraillé depuis le réveil, mais je n’avais pas trop le choix que de sortir. Mon chien  me suivait partout, insistant d’un jappement qui semblait dire « Allez on sort ! ». Il a la tête dure ce cabot, alors en fin d’après-midi, j’ai pris ma canne et mon chapeau et nous sommes sortis faire un tour. La balade m’a dérouillé. Sur le chemin du retour, je n’ai pas résisté à l’appel de la terrasse. J’avais justement acheté le journal au kiosque de la mairie. Je m’installai sur une chaise bariolée dans le bar à l’entrée de la rue piétonne.

Mon chien s’allongea à mes pieds. Je commençai mon repérage. Il y avait du monde, des petits groupes occupés à refaire le monde, des couples se racontant leur journée et puis un homme seul à quelques chaises de moi. Aurais-je une occasion avec celui-là, me demandais-je ? La chance me sourit peu après, il se leva et se dirigea vers l’intérieur du bar, laissant sa veste sur le dossier de sa chaise. Du bout du pied, je fis signe au chien qui leva la tête, je lui indiquai discrètement la table vide. Docile, il se leva et se dirigea vers la table. En quelques tours, il enroula sa laisse autour du pied de la table, je me levai pour démêler sa laisse et en profitai pour récupérer le portefeuille rangé dans la poche intérieure de la veste négligemment laissée sans surveillance. En quelques secondes, le tour était joué, je retournai m’assoir et me plongeai dans la page des courses.

 

Revenu à ma place, je savourai mon demi à petites gorgées. Au moment de partir, je cherchai mon portefeuille mais rien. Ma poche était vide. Je vérifiai mes poches une à une, à plusieurs reprises mais dû me rendre à l’évidence : il avait disparu. Cette journée était définitivement maudite. Je fulminais intérieurement en regardant autour de moi. Le chien du vieux monsieur installé à une table de la mienne leva une paupière, comme intrigué par mon agitation, puis la referma.

A ce moment là,  je ne sais pas ce qui m’a pris, j’étais exaspéré. Je me suis levé en faisant mine de chercher de la monnaie dans ma poche et de la poser sur le table puis j’ai quitté le café en essayant d’avoir l’air le plus naturel possible. Après être passé devant l’épicerie en haut du boulevard Gabriel Péri, je m’arrêtai un instant et pris une grande inspiration. Des sentiments contradictoires m’assaillaient : la colère de m’être fait voler, la honte d’être parti sans payer et, tout en même temps, une certaine excitation de ne pas m’être fait prendre. Je rentrai d’un pas vif. « Je repasserai demain pour régler mes consommations en prétextant un oubli », me dis-je en ouvrant la porte.

Les enfants m’accueillirent en pyjama, les cheveux encore humides après la douche. Nous nous sommes installés à table. Nous en étions au dessert quand la sonnette retentit. J’ouvrai… personne mais posé sur les marches, dans un sac plastique, mon portefeuille. Je regardai à droite et à gauche mais la rue était déserte.

 

Pas vu, pas pris. Telle est ma devise mais je rends toujours le butin dérobé à son propriétaire. Chaparder est un art, en profiter serait un délit… Mon fidèle compagnon est un complice idéal.

Ce soir-là cependant, il manquait 6 euros dans le portefeuille. J’y avais également glissé un mot : « Les consommations sont payées ».