Il l’avait délaissé depuis si longtemps…  Son jardin jusqu’alors empli de souvenirs trop lourds pour qu’il s’y réfugie était désormais jonché  de mauvaises herbes et autres fleurs sauvages, tant et si bien qu’il peinât à se frayer un passage. Arrivé face à la porte, il s’arrêta un instant, ému. Il fouilla au fond de sa poche et sorti la longue clef en fer forgé. Cela faisait si longtemps qu’elle n’avait pas servi.

                …

Elle était partie emportant le canapé et sa créativité. Il avait traversé le jardin et fermé l’atelier.  Ne sachant que faire de la clef, il l’avait jetée par-dessus les buissons. Puis il était rentré dans la maison, s’était affalé dans le fauteuil. Tard dans la nuit, il avait fini par aller se coucher, traînant sa carcasse jusqu’à la chambre et s’étalant de tout son long sur le lit. Le lendemain, il s’était levé, s’était préparé un café, l’avait bu, avait pris son manteau, était parti travailler. A son retour, le soir, il avait retrouvé sa solitude et son fauteuil.

Cela faisait des mois qu’il en était ainsi. Il vivait mécaniquement suivant une routine implacable.

La semaine, il allait travailler, sans enthousiasme. Il arpentait Montreuil sans se rendre compte de ce qu’il s’y passait. Les manifestations qui se succédaient place de la mairie l’indifféraient. Il ne remarqua ni le retour de la camionnette de Martinez au printemps, ni son départ à l’arrivée de l’automne.

Le week-end, il retrouvait ses potes au café ou au ciné, mais là encore l’entrain n’y était pas. Avant, c’était souvent lui qui entraînait les uns et les autres tantôt à découvrir un nouveau lieu, une expo, tantôt à voir un film dont lui seul semblait avoir entendu parler. Maintenant il suivait le mouvement des autres, présent physiquement mais rien de plus. Il se contentait des lieux dans lesquels il avait ses habitudes. Cette chronicité ne lui ressemblait pourtant pas.

Dans son quartier, il esquissait un pâle sourire quand il croisait les voisins, échangeait machinalement quelques banalités, le strict minimum.

Sa vie était terne, elle avait perdu ses couleurs et rien ne semblait pouvoir l’égayer. Rien… jusqu’à cette photo qu’il trouva un jour dans sa boite aux lettres.

C’était la photo d’une maison, entourée d’une palissade très colorée, avec un ciel bleu et des nuages. Un simple cliché, sans enveloppe, sans timbre : un cliché anonyme. Au dos, un court message : « sauras-tu la retrouver ? ». Intrigué, il observa longuement la maison, puis posa la photo sur la table avec le reste du courrier et se laissa tomber dans le fauteuil, apathique.

Le lendemain matin, il retrouva la photo sur la table. L’observa de nouveau un moment, la reposa. L’écriture ne lui disait rien. C’était sans doute une publicité.

Quelques jours plus tard, une nouvelle photo faisait son apparition au milieu des prospectus et des factures. Il s’agissait cette fois d’une maison en pierre comme on en voit tant en région parisienne. Elle avait toutefois une particularité qui attira son regard. Emportés dans un élan d’originalité, les propriétaires avaient peint volets et ferrures dans des dégradés de couleurs vives : du vert foncé au vert clair en passant par le violet. Le résultat était plaisant, gai. Cette maison lui disait vaguement quelque chose, mais sans plus.

Il retourna la photo à la recherche d’un message ou d’un indice. Une fois encore, un court message y figurait : « Et celle-ci, sauras-tu la retrouver ?»

Nul doute possible : cette photo et la précédente lui étaient bien adressées. Il farfouilla pour retrouver la première. Cela commençait à l’intriguer. Qui avait bien pu lui adresser ces photos ? Il les accrocha sur la porte du frigo. A bien y réfléchir, ces bâtisses ne devaient pas être bien loin, sinon pourquoi un mystérieux inconnu l’inviterait-il à les trouver ? Peut-être les verrait-il dans le quartier ? Dans la ville ?

En sortant de chez lui, il releva la tête et regarda autour de lui. Les maisons de sa rue formaient un ensemble hétéroclite aux formes et aux couleurs variées, témoignant d’une construction au compte-goutte. Pour la première fois depuis longtemps, un soupçon d’intérêt semblait l’animer.

D’autres photos suivirent. A chaque fois des maisons. Jamais semblables aux précédentes. Certaines semblaient rapiécées de toutes parts, d’autres avaient connu diverses extensions. Certaines étaient en fait d’anciens ateliers réhabilités, souvenirs d’un Montreuil au passé ouvrier. D’autres, étroites, témoignaient d’un passé paysan pas si lointain lorsque les collines montreuilloises abritaient vignes, vergers et potagers.

Sur chaque photo, un message au verso l’invitait à trouver la maison représentée au recto : « Et celle-ci ? », « Où est-elle ? »…

Au fil des jours, il prêtait un peu plus attention à la ville qui l’entourait. Il en découvrait les mutations : les grues s’élevaient un peu partout, marquant le ciel des constructions terrestres à venir. A l’approche des chantiers, les panneaux des promoteurs promettaient aux futurs acquéreurs le bonheur à deux pas du métro, de l’existant ou de celui qui arriverait bientôt. Tout cela n’était pas apparu en une seule nuit. Comment avait-il pu ne pas le voir ?

Au cours de ces périples quotidiens, il avait identifié quelques-unes des bâtisses figurant sur les photos. Il avait aperçu de loin la palissade tout en nuages de la première photo, à seulement quelques rues de chez lui. Ce jour-là, il avait fait un détour et contemplé les trésors insoupçonnés de son quartier. On était loin de la monotonie des quartiers construits d’un seul bloc, de ces villes nouvelles où maisons et immeubles se ressemblent tous.

Un dimanche, alors que les photos s’agglutinaient sur la porte du réfrigérateur, sa curiosité l’emporta. Il décrocha les photos du frigo et enfourcha sa bicyclette. Il roula  au hasard des rues à la recherche des maisons représentées sur les photos. Chaque tâche de couleur attirait son regard. Il sillonna la ville entière, grimpant et dévalant les collines, chaque quartier y passait. Il redécouvrait la ville à coup de pédales et ses efforts étaient couronnés de succès. Près du marché, la maison couverte de mosaïques bleues ; à proximité de l’autoroute celle un peu mégalo au portail versaillais ; la maison du géomètre qui paraissait coincée entre ses deux voisines… et ainsi de suite. Il s’émerveillait des couleurs, des formes… de cette ville qu’il semblait redécouvrir même s’il n’avait cessé d’y habiter.

De retour chez lui, il posa les photos sur la table et se dirigea vers la porte du jardin. Un bruit métallique détourna son attention. Quelqu’un venait de déposer quelque chose dans sa boîte aux lettres. Il se précipita, ouvrit la porte donnant sur la rue. Personne. Dans la boîte aux lettres, une longue clef qu’il reconnut immédiatement, et un court message « trouvée en jardinant ».

Le temps des remerciements viendrait plus tard, il avait retrouvé l’envie de peindre. Son atelier et ses toiles l’attendaient.