Tout était calme, la nuit était tombée. Dans l’obscurité de l’atelier, une lumière s’alluma et une voix chuchota :
– Et dis donc l’établi, il en met du temps aujourd’hui !
– Hein ? Quoi ? grommela une voix grave.
Au-dessus de l’établi, une lampe articulée semblait hocher la tête.
– Ben Jérémy, dit-elle, il est parti faire la tournée avec Claude tout à l’heure et il n’est toujours pas revenu.
– Il est dans quel quartier ce soir ? demanda l’horloge accrochée plus haut sur le mur.
– C’est le troisième vendredi du mois, il doit être dans la zone rose, dit la lampe en éclairant la carte accrochée au mur et en s’approchant. Le quartier Solidarité Carnot.
– Il faut s’attendre à voir débarquer plein de nouveaux arrivants ce soir, maugréa l’établi un peu ronchon. Chut, le voilà qui arrive. Éteins-toi !

Trop tard, le camion bleu de Jérémy manœuvrait devant l’atelier. Il l’avait acheté quelques mois plus tôt. La camionnette de Claude ne suffisait plus, signe que « Deux fois rien » fonctionnait bien. Un tour de clé et le retraité pénétra dans la pièce. Il ouvrit en grand les portes permettant ainsi à Jérémy d’y passer l’arrière du camion afin qu’ils puissent le décharger.
– J’étais pourtant certain d’avoir éteint en partant, se dit Jérémy pour lui-même en descendant du véhicule.
– Tu vas pas t’ennuyer dans les jours à venir avec tout ce que l’on ramène ce soir, remarqua Claude en ouvrant le camion.
Les deux hommes déposèrent les meubles ramassés au fil des rues au milieu de l’atelier puis Jérémy reprit le volant pour aller garer son véhicule. Pendant ce temps, Claude mit un peu d’ordre.
– N’hésite pas si tu as besoin d’un coup de main, dit-il quand Jeremy revint, à bientôt.
– Au revoir Claude, merci de m‘avoir accompagné.
Le jeune homme ferma la porte à clef derrière son ami. Il parcourut du regard la récolte du soir : plusieurs meubles démontés, une table, quelques chaises dépareillées… Il avait devant lui plusieurs jours de travail. Il s’étira en baillant et rejoignit le studio qu’il occupait au-dessus de l’atelier après avoir éteint les lumières.

Dès qu’un claquement de porte se fit entendre à l’étage, la lampe se ralluma.
– T’avais raison établi, la tournée a été fructueuse aujourd’hui. Salut les nouveaux !
– Hum, hum, fit l’établi comme s’il voulait se racler le fond du tiroir. Bonjour à vous qui débarquez tout juste ici. Vous ne savez pas encore où vous êtes mais croyez-moi, vous pouvez vous estimer heureux d’être ici. Si vous étiez restés sur le trottoir, votre destin aurait été funeste.
Un frisson d’effroi parcourut l’assemblée et des murmures résonnèrent un peu partout dans l’atelier.
– Mais où sommes-nous ? demanda d’une voix inquiète une table de chevet un peu bancale.
– J’ai l’impression d’être restée des heures dans ce camion, commenta une chaise. Il y avait de nouveaux arrivants à chaque arrêt.
– Pourtant, commenta l’horloge, vous n’avez pas fait beaucoup de kilomètres. Votre quartier est tout proche. Ici, nous sommes à deux pas de la mairie et pas beaucoup plus loin de Croix de Chavaux.
– Pour être plus précis, expliqua l’établi, ici c’est « Deux fois rien », l’atelier de restauration de Jérémy, l’homme qui conduisait le camion dans lequel vous êtes arrivés. Il vit juste au-dessus.
– Je me sens toute démembrée, dit un tas de planches.
– Ne t’inquiète pas, dit l’horloge. Il sait bien s’y prendre avec les meubles en kit. Comment t’appelles-tu ?
– Billy
– Un classique suédois, pas de soucis, le rassura la lampe. Puis elle se releva de manière à éclairer l’ensemble de la pièce. Maintenant que vous savez où vous êtes, nous allons procéder comme il se doit à une visite guidée des lieux et nous présenter. Après ce sera votre tout de nous dire qui vous êtes, d’où vous venez… Vous êtes ici au cœur névralgique de l’atelier poursuivit-elle en mettant en lumière l’établi et les outils accrochés au mur. C’est ici que Jérémy nous remet en état. S’il vous a ramassé c’est que votre cas n’est pas désespéré.
– Quand il se sera occupé de vous, vous viendrez nous rejoindre ici, expliqua un fauteuil et avec un peu de chance vous repartirez rapidement avec un nouveau propriétaire.
La lampe éclaira en direction de la voix, vers un espace de l’atelier arrangé comme l’intérieur d’une maison. La zone réservée aux meubles restaurés prêts à être vendus. Le fauteuil était posé à côté d’une table basse comme dans un salon.
– Toi Billy, dit l’horloge, je parie que demain tu vas déménager dans ce coin là-bas en dessous de l’escalier. Montre-lui lampe.
Un rayon de lumière illumina l’espace indiqué par l’horloge. Là, des tas de planches soigneusement délimités étaient posés le long du mur.

C’est ainsi que les occupants de l’atelier montrèrent les lieux  aux meubles collectés le soir-même. Il en était de même à l’issue de chaque tournée.
Tout au long de la nuit, nouveaux arrivants, résidents à temps plein et temporaires, en attente d’être restaurés ou vendus, discutèrent. Chacun racontait son histoire. Ils venaient des quatre coins de la ville et parfois de beaucoup plus loin au gré des déménagements de leurs anciens propriétaires.

Dehors le jour se leva. A l’étage Jérémy se préparait pour une nouvelle journée de travail à l’atelier. Depuis son installation, il se levait le matin sans cette impression de contrainte qu’il avait si souvent ressentie. Cette légèreté était son gain le plus précieux. C’est la réflexion qu’il se fit ce jour-là en se dirigeant vers la porte pour rejoindre le rez-de-chaussée. Dans l’interstice sous la porte, il crut apercevoir de la lumière mais une fois sur le palier, seule la lumière du jour éclairait l’atelier.
– J’aurai pourtant juré qu’une lampe était allumée, se dit-il en descendant l’escalier.
Il alluma la lampe au-dessus de l’établi sans remarquer que celle-ci dégageait encore de la chaleur. Il se mit à l’ouvrage ne se doutant pas un seul instant de la vie qui animait son atelier dès qu’il avait le dos tourné.