Quand je suis arrivé cet après-midi-là, sa porte était fermée. D’habitude – attendant ma venue – elle la laissait entrouverte. Je ne frappais pas, je poussais seulement la porte en lançant un « Bonjour Madame André, c’est Joseph ». Souvent, elle était assise dans son fauteuil, le journal posé sur les genoux, assoupie. Dès qu’elle m’entendait, elle se redressait et faisait mine d’être absorbée par sa lecture. Elle avait sa fierté Madame André, elle ne voulait pas que je la trouve endormie. « Ce n’est pas parce qu’on est âgé qu’il faut se laisser aller », disait-elle souvent.  Nous bavardions quelques instants, le temps que je pose mes affaires, puis je me mettais au travail…

Mais pas ce jour-là. Trouvant porte close, je toquai et patientai en tendant l’oreille mais rien ne semblait bouger à l’intérieur. Je posai ma main sur la poignée et essayai d’ouvrir mais la porte était fermée à clef. Elle avait dû oublier que nous étions mardi et aller faire un tour au parc Montreau pour profiter du soleil.

Je sortis de la résidence et remontai la rue des Blancs Vilains. Arrivé au carrefour, je tournai pour rejoindre l’entrée du parc. En longeant l’allée qui menait au cœur du parc, mon regard allait de banc en banc. Je ne la trouvais pas aux abords de l’étang du far ouest, aussi je continuai jusqu’à la roseraie. Je ne l’ai pas beaucoup cherchée, je l’ai trouvée au milieu des rosiers fleuris sur un banc, assise, sa canne posée à côté d’elle.

« Vous souvenez-vous mon cher Henry comme on s’amusait ? » m’a-t-elle dit quand je me suis assis près d’elle.

Elle regardait des enfants jouer non loin de là. Une fois de plus, elle m’avait pris pour son mari décédé quelques années plus tôt. Elle ne semblait pas s’apercevoir de la différence d’âge, elle était retournée dans le passé. Ils avaient grandi ensemble et joué autrefois comme les enfants qu’elle observait.

« Où allons-nous aujourd’hui, j’irai bien au cinéma ? » me dit-elle, guillerette. Elle avait  vingt ans et l’insouciance qui va avec. Elle avait attendu son galant tranquillement, assise sur le banc lieu de leur rendez-vous et maintenant elle semblait heureuse de sa présence à ses côtés.

Je fit un signe de tête comme pour acquiescer et penchai légèrement la tête en arrière pour attraper les rayons chauds du soleil. Le vent léger nous apportait le parfum des roses. Après quelques minutes, Madame André posa doucement sa main sur mon bras. « Nous devrions y aller maintenant, la séance va bientôt commencer».

Je me levai et lui tendis le bras. Elle prit appui sur sa canne et se leva à son tour, le passage de la station assise à la station debout était toujours un peu ardu. D’un pas qui trahissait son âge, nous avons emprunté en sens inverse le chemin que j’avais suivi un peu plus tôt.

« Vous êtes bien silencieux aujourd’hui  ? » me fit remarquer Madame André. Je ne savais pas trop à qui elle s’adressait. A Henry ? A Joseph ? Au moment de tourner pour aller vers sa résidence, je la sentis hésiter. Le Méliès ne devait pas exister quand elle était jeune, peut-être y avait-il alors un cinéma dans le quartier ? Je n’osais  ni poser des questions, ni même parler de peur de la troubler un peu plus.

Arrivés devant sa résidence, je tapai le code d’entrée. Madame André à mon bras semblait vraiment désorientée. A cette heure, le restaurant du foyer était fermé, il n’ouvrait que le midi, le soir les résidents mangeaient dans leur appartement. Certains – comme Madame André –  se faisaient eux-mêmes à manger, d’autres se faisaient livrer. Dans le salon, une partie de belote était engagée. J’accompagnai rapidement Madame Andrée chez elle, je voulais qu’elle retrouve ses repères, l’univers familier de son appartement.

La vieille dame me tendit ses clefs pour que j’ouvre la porte. Je l’aidai à se débarrasser de son manteau. Elle s’assit dans son fauteuil et me demanda de lui faire un thé et de lui apporter le journal. Je m’exécutai. Le temps de les lui apporter, elle s’était assoupie pour une petite sieste. Sa promenade l’avait fatiguée. Je déposai la tasse et le journal sur un guéridon  à côté du fauteuil et la laissai dormir. Je préparai une soupe, devinant que la vieille dame, n’aurait pas l’énergie ce soir-là de la faire elle-même puis je m’affairai dans l’appartement. Quand je revins dans le salon, Madame André sortait de sa sieste.

« Ne devions-nous pas aller au cinéma Henry ? me demanda-t-elle, attristée.

Elle me faisait de la peine. « Madame André, j’ai terminé pour aujourd’hui , je vous ai préparé de la soupe pour ce soir» dis-je le plus doucement possible. J’avais espéré que la porte de son passé redevenu présent le temps quelques instants se serait refermée pendant sa sieste. Madame André ne dit rien, elle prit sa tasse, but une gorgée de thé tiédi. Je me préparai et allai la saluer avant de partir.

 « A vendredi, Joseph » me dit-elle en souriant.

Soulagé, je quittai l’appartement.