Il reconnut l’imposant bâtiment dès qu’il l’aperçut en grimpant les marches le menant vers la sortie. Arrivé sur la place, il se retourna et ne reconnut plus rien. Les arbres étaient toujours là mais la plupart des bâtiments autour de la place n’existaient pas encore quand enfant il venait passer une semaine de vacances chez ses grands-parents. Manifestement, la ville avait beaucoup changé depuis sa dernière visite. A quand cela remontait-il déjà ? Longtemps, très longtemps, trop probablement…

La dernière fois qu’il avait mis les pieds ici, c’était il y a presque 10 ans. Il y avait quelque chose d’étrange à revenir ici sachant qu’elle n’y était plus. Il n’avait rien de particulier à y faire mais s’était senti attiré comme un aimant : besoin de revoir la maison à laquelle étaient accrochés tant de souvenirs d’enfance. Cela faisait un moment qu’il ne prenait plus le temps de rendre visite à sa grand-mère et la voyait à de rares occasions chez ses parents. Sa venue, maintenant qu’elle était partie, éveillait en lui un sentiment de culpabilité.
Une fois passée la surprise face au niveau visage de la place, il avait retrouvé sans peine son chemin. Il grimpa le long de la rue Pasteur, puis bifurqua sur la droite et enfin sur la gauche. Il avait reconnu la maison de loin. Elle était à la fois la même que dans son souvenir et un peu différente.

Arrivé au niveau de la maison, il s’arrêta et la détailla de haut en bas : la façade en pierre, les volets verts, l’étroite cour bétonnée… Combien de fois s’étaient-ils fait houspiller, lui et son cousin, pour avoir renversé les pots de fleurs alors qu’ils y jouaient au ballon. Pas facile de dribbler entre les géraniums… Dès que l’un d’eux se renversait, ils se précipitaient pour le rempoter et dispersaient les dernières traces de leur délit. Parfois, il y avait de la casse. Si ce n’était pas trop grave, ils tournaient le pot de manière à ce que les dégâts soient invisibles au premier regard. Ils dissimulaient leur méfait plus sérieux en déplaçant les pots endommagés derrière ceux restés intacts. Les grands parents n’étaient pas dupes de leur supercherie. Quand ils revenaient, les pots endommagés avaient été remplacés.
Désormais, l’espace était dégagé, laissé libre pour jeux de ballons et parties de trottinettes auxquels devaient s’adonner les enfants qui habitaient ici.

Un brin nostalgique, il observa les alentours. Il nota quelques changements, des maisons rénovées, d’autres récemment construites. Dans son ensemble, la rue était restée telle que dans ses souvenirs et ceux-ci affluaient.
Il lui semblait entendre la voix de son grand-père qui lui racontait la ville qui l’avait vu naître. La ville d’en haut, ses vergers et ses maraîchages, celle d’en bas et ses usines. Son grand-père était né en haut, dans une famille d’agriculteurs. Les murs à pêches n’étaient plus exploités depuis longtemps mais il avait cultivé son jardin et pris soin toute sa vie de ses quelques pêchers dont les branches couraient le long du mur. « Goûtez ça, les garçons», déclarait-il quand venait l’heure de la cueillette. Il sortait alors un couteau de son bleu de travail, le dépliait et cueillait un fruit juteux qu’il partageait entre ses petits-fils. Même s’il avait vu de vieilles photos dans l’album de famille, il avait du mal à imaginer que les collines aient pu voir s’aligner jusqu’à 600km de murs sur leurs flancs, cela à deux pas de la capitale. Son grand-père les avait emmenés un jour voir ce qu’il en restait mais beaucoup tombaient en ruine.

Plongé dans ses souvenirs, il déambulait dans les rues. Soudain il se sentit observé, pourtant la rue était déserte… enfin pas tout à fait. Confortablement installé dans les glycines odorantes, un gros chat noir le regardait du haut de son perchoir. Non loin de là, un autre félin traversa la rue et se faufila entre deux voitures en stationnement avant de disparaître dans un jardin. Un troisième, plus hardi, le frôla en miaulant puis s’arrêta à quelques mètres de lui, tournant la tête comme pour l’inviter à le suivre. N’ayant aucune destination en tête, ni programme précis à respecter, il se laissa aller à suivre son étrange guide. Ils empruntèrent le passage des sureaux. « 3,2,1… partez », l’entrée dans le passage sinueux lui rappela les défis qu’ils se lançaient avec son cousin. C’était à celui qui ferait le plus vite le tour du pâté de maison. Dommage qu’ils se soient perdus de vue.

Sorti du passage, le chat tourna à gauche et continua son chemin sur le trottoir, marquant de courtes pauses pour s’assurer que le jeune homme le suivait toujours. Le félin entra dans le parc près de la maison de quartier. Quelques enfants jouaient dans la structure. Des lycéens squattaient un banc un peu en retrait. Le jeune homme s’assit et aussitôt le chat grimpa sur ses genoux et se roula en boule. Il n’avait pas de collier, un chat errant ? Sa grand-mère parlait parfois d’un chat de son quartier qui semblait ne pas avoir de maître et qu’elle nourrissait. Peut-être était-ce celui-ci, peut-être pas…
Il ne savait pas trop ce qu’il était venu chercher en venant ici, il lui fallait maintenant repartir. Il attrapa délicatement le chat pour le poser au sol mais celui-ci semblait bien décidé à rester avec lui. D’un bond, il sauta de nouveau sur ses genoux, retrouvant la place qu’il s’était initialement choisi. Le ciel s’était obscurci et quelques gouttes commencèrent à tomber. Le chat n’avait pas l’air de vouloir bouger. Il miaula en levant la tête semblant demander avec insistance « On y va ? ». Le jeune homme se leva gardant le chat contre lui et quitta le parc.
Son pèlerinage sur les traces du passé s’achevait. Ses pas le menaient vers le métro. Devant la mairie, il salua d’un geste de tête les statues de l’agriculture et de l’industrie, témoins d’un passé révolu. Il remonta la fermeture de son blouson de façon à ce que le chat soit protégé des courants d’air et s’engouffra dans les escaliers qui le mèneraient au métro et le ramèneraient au présent.