Les rues sont sombres, l’éclairage public éteint. Après cette nuit de tempête, le jour semble avoir du mal à émerger, moi aussi. Bien emmitouflé, je vérifie une dernière fois que je n’ai rien oublié et me lance à l’assaut des éléments encore déchaînés. Une fois dehors, je me rends compte qu’il vente certes mais la pluie a cessé et il ne fait pas froid, je me suis trop couvert… Je soupire. Après 10 jours de vacances, le travail reprend mais cette perspective ne me réjouit pas trop. La vision post-tempête des rues jonchées de poubelles renversées et de leur contenu éparpillé m’invite à retourner me cacher dans mon lit. C’est tentant… mais non quand faut y aller…

Sur l’avenue Pasteur, des morceaux de branches brisées s’ajoutent aux nombreux détritus. Jetant un œil sur l’horloge de la mairie, je décide de poursuivre à pied jusqu’à Croix de Chavaux. J’ai un peu de temps devant moi, rien ne sert d’arriver trop tôt. Le boulevard Rouget de Lisle est lui aussi plongé dans la pénombre, éclairé par les lumières des appartements. Il y a peu de gens dehors. Au loin j’aperçois les lumières d’un bistrot, un phare dans cette nuit qui ne veut pas laisser sa place au jour. Je m’approche. A l’intérieur, le patron feuillette un journal accoudé au comptoir. Les décorations de Noël n’ont pas encore été retirées. L’ambiance est calme, chaleureuse. Quelque chose m’attire dans les lieux. Comme chaque année, je suis revenu épuisé par le joyeux tumulte familial, et maintenant il me faut enchainer  avec le brouhaha du boulot, sans sas de décompression. Quel  fardeau.

Je continue mon chemin, dépasse le bistrot et consulte ma montre. J’ai de la marge. Je peux bien m’accorder un café au comptoir, histoire de prendre un peu de courage. Je rebrousse chemin et pousse la porte. A cette heure, le bistrot est désert. Je dois être le premier client de la journée. Je m’assois sur un tabouret et commande un café. Le patron me replie le journal. Pourvu qu’il n’engage pas la conversation, je veux profiter de cette parenthèse avant de reprendre le fil de la journée. Aucune crainte à avoir de ce côté-là, l’homme pose la tasse devant moi sans un mot. Je profite de l’instant, dans 5 minutes il me faudra repartir.

Sur le comptoir, je prends le journal. Pas envie de lire les nouvelles, mon regard s’attarde sur les mots croisés. Machinalement, je commence à lire les définitions.« Vous pouvez les faire si vous voulez » me dit le patron en farfouillant. Il me tend un stylo bille. Je ne suis pas sensé m’attarder mais je  prends le crayon et commence à remplir la grille.  Première définition : Remettre au lendemain ce qu’on pourrait faire le jour même en  12 lettres… Procrastiner. Deuxième définition…  J’ai réussi à remplir une bonne partie du jeu, je termine mon café et jette un œil sur ma montre. Si je veux être à l’heure, il faut que j’y aille, mais je m’entends commander un second café au patron du bar. « Un petit retard, c’est pas bien grave » me dis-je en me replongeant dans les mots croisés. Quand j’ai rempli la grille entièrement, mon retard n’est plus si petit. Un détour par les toilettes et cette fois j’y vais. C’est ce que je me dis… Et pourtant, en revenant, je reprends ma place au bar. Depuis mon arrivée d’autres clients sont venus comme moi boire un café… ils sont déjà repartis. Qu’est-ce qu’il m’arrive ? Je ne peux me résoudre à partir. Et si je restais là ? Je pourrais lire le journal tranquillement et même prendre un des livres mis à disposition des clients.

Un vieil homme entre. Le patron le salue, ce doit être un habitué. Il s’installe à côté de moi et engage la conversation« ça a sacrément soufflé cette nuit » me dit-il. Je pourrais m’éclipser et partir enfin mais je lui réponds et notre discussion s’éternise. Quand il a terminé son verre, le vieil homme laisse quelques pièces sur le comptoir. « C’est l’heure du marché, dit-il, salut la compagnie ».

Je sors mon téléphone et appelle le travail. Je dois trouver une excuse pour expliquer mon retard. « Bonne année, me dit la secrétaire en reconnaissant ma voix, qu’est-ce qu’il t’arrive ? Tu ne devais pas reprendre aujourd’hui ? »

Je ne sais pourquoi je m’entends bafouiller un bobard expliquant non pas mon retard mais mon absence pour la journée.

« C’est vraiment pas de chance, commente-t-elle, il y a plein de virus qui circulent en ce moment, repose-toi bien et si ça ne va pas mieux demain, appelle le médecin ». Je reste un moment ébahi par mon propre mensonge, le téléphone à la main. Maintenant j’ai tout mon temps devant moi.

Derrière le bar j’aperçois un panier de viennoiserie, je commande un croissant,  reprends le journal et vais m’installer à une table dans un coin entre le bar et la salle derrière. Un poste d’observation idéal. Je passe ma matinée, nonchalant, à regarder les allées et venues dans le bistrot : des gens qui travaillent dans le quartier qui prennent une pause-café avant de retourner au turbin, des vieux qui viennent boire un coup de blanc en échangeant des banalités, la tempête qui a soufflé cette nuit est de toutes les conversations.

A l’heure du repas, plusieurs personnes prennent place dans la salle. Certains ont leur place attitrée  comme cette petite mamie, toute pimpante avec son chien qui s’installe non loin de moi. J’ai un peu faim moi aussi, je lis la carte et commande le plat du jour.

Après avoir mangé, je commande encore une fois un café et vais choisir un livre. Mon choix se porte sur un roman policier. Je retrouve ma place dans le coin et me plonge dans le roman. Malgré moi je m’assoupis, quand je sors de cette sieste involontaire, la salle s’est de nouveau vidée.

« Bien dormi ? » me demande le patron alors que je m’étire. « Vous pouvez emmener le roman si vous voulez ».

« Merci, je vous le ramènerai » dis-je. Mon téléphone bipe, un message de mon pote Arnaud. « on va boire un verre quand tu sors du boulot, je suis pas loin de chez toi et je travaille pas aujourd’hui. Fais-moi signe».  Je l’invite à me rejoindre.

Quand je sors enfin du bistrot la nuit est revenue, les lampadaires sont allumés. Les poubelles ont été relevées et les services municipaux sont passés. Je lève machinalement les yeux pour regarder l’heure sur l’horloge de la mairie. Demain, je prendrai le métro pour aller à Croix de Chavaux, c’est plus sûr.