Le terrain où le Vaisseau a atterri dans les arbres (voir l’article précédent) est un lieu sinistré. C’est aussi un lieu classé Natura 2000, comme la forêt des Beaumonts qu’il jouxte et où il se confond. Investir le terrain, c’est d’abord s’occuper des cendres et des déchets, rencontrer quelques animaux, faire l’inventaire d’une vie.

Le Vaisseau

Au pied des arbres il y a des cendres. Il y a eu un incendie. Avant il y avait un vieil homme, et encore avant une vieille femme et un chien. L’homme a vécu là jusqu’en 2018 à la manière dont on vivait dans les années cinquante, en rapportant de l’eau du point d’eau, en remplaçant la bonbonne de gaz, en économisant l’électricité. L’homme est tombé un jour de mai devant sa porte, les pompiers sont venus le chercher et sont repartis avec lui. Il n’est jamais revenu.

Dans un premier temps les propriétaires n’ont pas été informés que leur locataire ne vivait plus là, et puis quoi faire ? Le terrain n’est pas vraiment constructible. C’est laissé à l’abandon. Les trois petites bicoques où il avait entassé les modestes bricoles de sa vie sont pillées, les objets balancés par les fenêtres. Il a plu. Il a neigé. Les bâtiments ont été incendiés en partie. L’hiver est passé. Il reste un monceau d’objets entassés autour des maisons, certains apportés avant sa disparition par le vieux lui même, certains laissés là par les pilleurs, d’autres abandonnés par des gens qui se sont servis du terrain comme d’une décharge. Une partie brûlée. Une partie moisie. On voudrait un jour pouvoir s’asseoir dans l’herbe ou cultiver des tomates. Mais il faut d’abord ramasser les déchets. Des animaux ont fait leur nid dedans. Des orvets dans les tissus moisis par la pluie. Des crapauds blagueurs qui sautent de sous des tas de cassettes VHS. Des drôles de bigorneaux d’eau douce dans des bacs remplis d’eau croupie. Évacuer les cendres.

A l’endroit où était le petit garage qui a entièrement brûlé, on trouve un tas de planches calcinées et semi-calcinées, du plastique fondu, des morceaux de métal, le squelette d’un vélo, de grands livres à la couverture carbonisée. Dans les objets éparpillés autour de la maison, une alarme incendie encore dans son emballage plastique. Un très grand nombre de radio-réveils électroniques. Un Teppaz bouffé par l’eau. Une horloge représentant les oiseaux des bois. Un harmonica rouillé. Un nécessaire de couture. Un petit nécessaire de toilette. Des guirlandes de Noël, des draps pliés soigneusement et mis sous plastique (l’eau les a atteints quand même), des bougies, une crèche, des albums photos, des plumes Sergent Major. Il y a par-ci, par-là des rosiers avec des roses dessus. On les taille. On met de côté ce qui est joli, ce qui peut encore servir, c’est pas grand-chose. On rempli des sacs et des sacs poubelle avec le naufrage calciné d’une vie. Ceux qui connaissaient l’homme disent de lui qu’il était vieux, qu’il se déplaçait tout doucement, qu’il avait d’énormes verres de lunette et qu’il ne reconnaissait pas les gens avant d’être tout à côté d’eux, qu’il cultivait des tomates, qu’il était gentil mais méfiant sur la fin, qu’il a eu une femme et un chien. Moi, je ne l’ai pas connu. J’ai retrouvé les photos de la maison, de sa vie avant. J’ai vu qu’il se posait des questions sur l’histoire de la guerre d’Algérie, qu’il aimait les films de Belmondo, qu’il était amateur de moto, j’ai vu que sa femme était jolie quand elle était jeune, qu’elle avait eu deux enfants, qu’elle avait eu des foulards et des petites broches de vieille dame, qu’elle cousait un peu. J’ai vu qu’il aimait les oiseaux des bois et photographier son chien. Et à force de remuer les cendres, avec une simple recherche sur internet, je l’ai retrouvé.

Il est enterré au nouveau cimetière de Montreuil, juste de l’autre côté du parc. Personne ne l’a su parmi les voisins et les connaissances du quartier. Le corps a dû passer directement des pompiers au cimetière. Une tombe au fond à droite, une tombe parmi d’autres tombes sans pierres tombales et sans noms dessus, au bout du carré commun. Pas sûr qu’il avait beaucoup de famille, l’homme. Pas sûr que quelqu’un les ait averti avant l’enterrement. Pas loin il y a des ruches et des clématites sauvages sur la grille. C’est là qu’est enterré le vieil homme, celui que les gamins de la rue des Quatre Ruelles appelaient Papi Tomate.

Fin de l’histoire, début d’une autre histoire. Une histoire à base de cabanes, de musique, de potager partagé, de compost de quartier. Le lien entre les deux histoires, c’est les arbres, les oiseaux des bois, et le silence après la pluie.