Le dernier des quatre arriva enfin. Les trois autres ne s’étaient pas inquiétés pour autant. Où serait-il allé de toute façon ? C’est bien ici qu’il se sentait le mieux. Il connaissait les gens du coin, les habitudes des habitants, les soirs où il pouvait espérer un peu plus. On ne sait jamais. Certains jours, les vitres se baissaient un peu plus souvent. Le plus important pour lui était ses trois amis. Après les avoir salués, il prit place au milieu d’eux.

 

« Comment s’est passée la journée ? » lui demanda Lucyna.

 « Pas trop mal aujourd’hui, la voiture a tenu le choc » répondit Marcello.

Marcello était pilote automobile. Il préférait dire « pilote de course » car il trouvait que ça faisait « plus classe ». Il pilotait des voitures de course, pas très loin de là. C’est pour cela que, d’habitude, il était parmi les premiers à arriver sur place.

« Les mécanos, c’est plus ce que c’était » pestait-il « Avant, personne ne serait rentré chez lui sans avoir réglé le moteur à la perfection. J’ai dû refaire le tour de la voiture avant de partir« .

« Bah, c’est pas très grave ça. Au moins tu sais que lorsque tu reprendras le volant demain, la voiture sera prête. Je suis même sûre que tu feras une très belle course. En plus il parait qu’il va faire beau demain. » lui dit Lucyna.

Elle avait réussi à lui redonner le sourire. Elle lui tendit sa bouteille et il but une grande rasade à sa santé. Marcello avait une santé fragile et tout le monde le savait. Il avait passé ces dernières années sans réellement se ménager. Mais qui peut prendre soin de soi dans des conditions si particulières. Il vivait plutôt sa vie sans se soucier du danger, un peu comme au volant de sa voiture. Il avait travaillé toute sa vie dans une usine de construction métallique. Puis l’usine a fermé, laissant Marcello dans une grande détresse. Il décida alors d’être pilote de course. Peu de temps après, il rencontra ses trois amis.

Après avoir bu une bonne partie de la bouteille, Marcello s’adressa à Lucyna:

« Et toi, ma bonne fée, qu’as tu fait aujourd’hui ? « 

Elle répondit: « Un peu comme tout les jours, je déambule dans les rues. Aujourd’hui j’étais dans la rue piétonne, je suis allée ensuite vers Sept Chemins à côté de l’école. Je regardais les gens passer. Parfois quand je voyais des gens tristes, je les suivais discrètement, quelques pas derrière. Parfois je les entendais parler entre eux, parfois ils parlaient au téléphone. Comme à mon habitude, je leur parlais dans ma tête afin de les aider à aller mieux. Hier, je n’ai quasiment vu personne mais aujourd’hui j’ai croisé pas mal de gens. Oui, je pense que j’ai bien travaillé.« 

« C’est génial » lui dit Marcello. « Je ne sais vraiment pas comment tu fais« . Marcello faisait souvent cette plaisanterie à son amie qui riait toujours de bon cœur avec lui.

« Hey, il n’y a pas que toi qui aide les autres » gronda Marius avec un sourire à peine dissimulé.

« Qu’as-tu tué aujourd’hui, Marius ?  » lui demanda Lucyna.

« Rien aujourd’hui » répondit-il « mais le travail d’un chevalier ne se résume pas à tuer des monstres à longueur de journée. Je reste à l’affût … je surveille … c’est tout« .

Marius se leva pour aller frapper à la vitre d’une voiture arrêtée au feu. On lui donna une pièce de monnaie et il revint s’asseoir.

Il poursuivit: « Ne vous sentez-vous pas davantage en sécurité en me sachant dans les parages ? »

« Bien sur que si, Marius » lui dit Lucyna d’une voix douce. « On est très content que tu sois avec nous pour nous protéger« .

Marius connaissait Lucyna depuis très longtemps. Aussi loin qu’elle se souvienne, Marius s’était toujours présenté comme un chevalier. Mais ce n’est pas pour cette raison qu’ils avaient sympathisé. Les deux amis ont une histoire commune avec la Pologne. Quand ils sont tous les deux, ils parlent de la vie là-bas, de leur enfance à coté de Cracovie. Depuis qu’ils se sont rencontrés, ils ne se sont jamais quittés.

La nuit était tombée sur la place ovale. Lucyna sortit des couvertures usées d’un vieux sac en nylon IKEA.  Elle dit  d’une voix douce:

« Mettez ça sur vos épaules avant de prendre froid » .

« Où est passée Monique ? » demanda Marcello

« Ici » répondit une petite voix.

Monique parlait peu. On ne l’entendait jamais, ou alors très peu. Les trois autres amis ont pensé qu’elle était peut être agent secret et qu’elle n’avait donc pas le droit de parler. Pourtant, elle était la première au lieu de rendez vous chaque soir. Elle n’était pas la plus âgée du groupe, loin de là, mais elle ne savait pas très bien lire et écrire. Alors, quand elle avait des documents à lire ou remplir, c’était souvent Marcello qui l’aidait.

Monique avait le sourire. Par chance ce soir là, elle avait croisé la dame qui donne parfois de la nourriture en sortant du métro. Elle vint s’asseoir avec quatre sandwichs qu’elle distribua aussitôt aux autres. Malgré le froid et les bouts des doigts gelés, tout le monde avait le sourire ce soir.

Marcello plaisanta sûrement avec Lucyna car on entendit les quatre rigoler aux éclats sur la grande place. Les passants sur les trottoirs se retournèrent. Cette petite bande de verdure coincée entre la rangée de taxis et les arrêts des bus était un peu leur maison et la ville toute entière leur quartier. Malgré le froid, ils se retrouvent là-bas tous les soirs. Tant que leur travail sur Terre ne sera pas fini.