C’était une fin de journée pas comme les autres. Pourquoi prendre tous les jours le même chemin à la sortie du métro ? C’est décidé, il prendra la première rue et marchera dos à la place du marché. Après quelques pas, il s’arrêta quelques instants devant la boutique de tatouage. Il se demandait comment on pouvait porter ces trucs là, comment on pouvait trouver un travail avec des tatouages sur les bras. Il faisait froid mais peu importe il continua son détour. Il descendait la rue la tête baissée comme noyé dans des pensées. Vous savez, ces moments où les mots ne viennent pas. Cela faisait déjà plusieurs jours qu’il était un peu ailleurs. Puis vint ce jour où il prit un autre chemin.

Il avait souri en sortant de son entretien. Il avait attendu ce moment avec impatience. Presque trois ans. Il l’avait ce poste tant recherché. Une belle promotion. Des responsabilités. Un plus gros salaire. Il allait enfin pouvoir changer de voiture. Il travaillait dans une entreprise située entre le périphérique et le magasin de sport. Il avait un bel avenir dans cette société. Aujourd’hui, c’était SON jour.

Il marchait toujours. Soudain, au croisement d’une rue, une certaine agitation lui fit reprendre contact avec la réalité. Devant un bar se trouvait une vingtaine de personnes. Ils avaient l’air agité. Non, ils faisaient surtout du bruit en parlant. Certains étaient habillés bizarrement, des vestes en cuir avec des blousons en jean, ils avaient des cheveux de toutes les couleurs. Lorsqu’un individu sortait du bar, on entendait de la  » musique “, ça jouait vite et fort. Puis la porte se refermait. Il marcha vite pour ne pas se faire agresser par les gens devant le bar. Aucune des personnes ne se retourna sur son passage.

Il fit quelques pas pressés et s’arrêta net.

L’hiver tarde à partir en ces premiers mois de 1986. Du vent, du froid, la météo est morose. Le ciel change souvent au mois d’avril. Les rayons de soleil de midi ne le réchauffent pas beaucoup. Pourtant il s’en fiche. Il a la force de la jeunesse. Il descend la rue Keller comme des dizaines de fois auparavant. Direction Rock à l’Usine. C’est une ancienne tannerie qui fut d’abord squattée. Des concerts ont été organisés à l’usine par la suite. Il y a déjà vu les Bérus, la Mano et plein d’autres groupes qui jouent dans les squats. Ce soir il y a La Souris Déglinguée, Satellites et Alice Lovers. Il s’occupe avec quelques camarades de l’organisation de concerts. Ils avaient voulu officialiser les choses, avoir un vrai bail mais personne n’avait accepté de négocier avec eux. Ils voulaient un lieu culturel, auto-géré et ouvert à tous. Le prix était libre. Chaque semaine se pressait des dizaines, voire des centaines de personnes pour voir ces nouveaux groupes de rock.

Il était arrivé vers midi comme chaque jour où était programmé un concert le soir. A sa grande stupéfaction il vit que l’on avait muré l’entrée de l’usine. Sûrement sur un ordre de la préfecture. Sur place se trouvaient quelques vigiles. Les autres organisateurs arrivèrent à leur tour. Furieux ils demandèrent aux vigiles de quitter les lieux, ce qu’ils firent sans grande opposition. Les organisateurs cassèrent les rangées de parpaing et commencèrent à installer la sono pour le concert du soir.

Alors que le concert allait commencer, il décida d’aller acheter à manger non loin du marché. Mais lorsqu’il sortit de l’usine il se trouva nez à nez avec plusieurs dizaines de CRS. L’usine était encerclée par la Police. Il rentra prévenir les autres organisateurs. Ensemble, ils s’entretinrent avec le représentant de la Préfecture. Celui-ci leur donna un ultimatum: soit ils vident et quittent les lieux, soit il demande aux CRS de charger. Les organisateurs décidèrent de prévenir le public de la situation. Ils évacuèrent mais se donnèrent rendez vous à l’extérieur pour protester.

Il avait la haine ce soir là. Des mois passés à investir les lieux, à organiser, à soutenir la nouvelle scène rock. Les gamins en fugue y trouvaient refuge. Tout allait-il s’arrêter ce soir ? Il refusa. Une fois passé le cordon de CRS, il fit demi-tour et balança le premier projectile qu’il trouva. Plusieurs centaines de personnes présentes au concert se mirent à l’imiter. Durant la nuit, des cocktails Molotov furent jetés sur les forces de l’ordre, des véhicules furent retourné ou brûlés par les jeunes en colère. Les yeux rougis par les gazes lacrymogènes, il fut parmi les derniers à quitter la place cette nuit là.

Il ne put cacher son écœurement lorsqu’il lut le parisien le lendemain matin. « 200 punks attaquent la police ». Son combat n’était-il pas légitime ? Il s’était investi dans ce lieu. Il avait noué des liens. D’abord dans les manifs où il rencontra la plupart des organisateurs de l’usine. Ils avaient monté un fanzine en parallèle pour récolter quelques fonds afin de faire fonctionner ce lieu artistique et créatif. On y trouvait des ateliers de graff, de bande dessinée, de danse, de boxe thaïlandaise. Qu’allait-il rester de tout ça ? Abattu, il décida de quitter la ville afin d’apaiser son chagrin et se reconstruire une vie ailleurs. Il revint habiter non loin de là des années après.

Le regard dans le vide, il semblait comme pétrifié. L’espace d’un instant, des images lui revenaient par bribes, une odeur d’essence, une sirène de police. Au bout de quelques secondes, il regarda autour de lui. Avait-il rêver ? Il pensa que son esprit lui jouait des tours. Après tout, le plus important était cette promotion. Il regarda sa montre, on devait l’attendre pour le repas à la maison. Il remonta son col et jura de ne plus jamais changer d’itinéraire en rentrant chez lui, le soir, à la sortie du métro.