Sur le boulevard de la Boissière, il y avait beaucoup moins de voitures qu’auparavant. Ce n’était pas pour déplaire aux riverains qui pouvaient enfin laisser leurs fenêtres ouvertes en journée. Au niveau du grand carrefour, l’auto école était fermée depuis un mois déjà, comme beaucoup de commerces. Le marché ne gênait plus le passage du 129. Le quartier vivait au ralenti, loin de ses tumultes de fin de semaine.

C’est l’histoire de deux hommes. L’un habitait du coté pairs des numéros. l’autre… forcement….. vous avez deviné où il habite. Ces deux pères de famille aimaient vivre ce quartier où « il y a tout ce qu’il faut !! ». Un grand magasin, une poste, une salle de sport, la boucherie pour acheter des poulets et même prochainement l’arrivée du métro ligne 11. Pourtant, tout n’était pas si calme dans le haut de la ville.

Bien qu’il doutait que le personnel soignant de l’Interco puisse l’entendre, Mr Traquenard était toujours à la fenêtre le soir à 20h. Il allumait sa télé quelques minutes avant. Il regardait BFM TV qui diffusait tous les soirs en direct des images de familles en train d’applaudir en soutien au corps médical. Secrètement, il espérait que d’ici la fin des événements, une caméra de la chaine puisse le filmer un de ces soirs. Mais il pensait aussi que si des journalistes venaient dans la ville ce serait plutôt du côté de la mairie ou de Robespierre et non tout là haut à la limite de l’A86.

Depuis maintenant deux ans, Mr Traquenard connaissait de visu Mr Deriviera. Il savait qu’il habitait dans le petit immeuble en face de chez lui, celui avec le centre de radiologie. Il le voyait souvent sur son balcon avec sa femme et ses deux enfants. Ils leur arrivaient de prendre leur petit déjeuner les jours de soleil.

Mr Traquenard habitait quasiment en face, dans l’immeuble en pierres rouges et blanches à coté de la pharmacie. Il y vivait également avec sa femme et ses deux enfants, du même âge que ceux de Mr Deriviera. Mr Traquenard était assez physionomiste et connaissait très bien les gens du quartier. Il y avait toujours habité. Ainsi, quand la famille de Mr Deriviera est venue s’installer ici il les croisait régulièrement chez Auchan. Un jour, il termina ses courses et attendit quelques minutes que la famille Deriviera finisse de payer. Il leur emboita ensuite le pas afin d’apaiser sa curiosité. Effectivement ils habitaient bien en face de chez lui.

Au début des événements, tout le monde était à sa fenêtre à 20h et applaudissait de toute ses forces. Le quartier semblait être à l’unisson, dans un concert d’applaudissements, de bruits de casseroles et de « youyous ». Et puis…. et puis……

Un soir à 20h, Mr Traquenard était à sa fenêtre. Il applaudissait gaiement avec énergie et une certaine régularité dans la rythmique. Il parcourait des yeux les autres immeubles. Son regard s’arrêta sur le balcon de la famille Deriviera. Il regarda longuement et l’on sentit comme une certaine crispation chez lui. Sur le balcon en face de chez lui, il voyait Mr Deriviera avec une guitare électrique. Il entendait à peine ce qu’il jouait mais son sang ne fit qu’un tour. Une fois 20h passée de 5 minutes, il referma énergiquement la fenêtre.

Le lendemain, Mr Traquenard ouvrit sa fenêtre à 19h50. Il avait demandé à son ainée de venir jouer du saxophone. Elle pratiquait cet instrument depuis quelques mois à la Maison Pop.

« Allez ma grande, à 20h tu nous donnes tout ce que tu as !!! »

Au moment d’applaudir, elle joua le seul morceau qu’elle avait appris jusque là. Mr Traquenard était très fière de sa fille. Une fois le morceau terminé, il jette un oeil sur le balcon en face. A sa grande surprise, il vit la famille Deriviera avec chacun un instrument différent en train de jouer ensemble. Mr Traquenard pesta dans sa barbe et comme la veille, referma sa fenêtre une fois les applaudissements terminés.

Le lendemain matin, Mr Traquenard descendit à la cave chercher les décorations de Noël. Depuis la veille, il marmonnait dans sa barbe. Il remonta avec un gros carton de fils emmelés. Il demanda à son fils d’aller acheter des rallonges électriques dans le bazar en bas à côté de la boulangerie.
Mr Traquenard passa la journée à installer ses guirlandes autour de ses fenêtres. Il était prêt à en découdre à 20h.

La nuit tombait encore tôt en ce mois de mars. A 20h, Mr Traquenard, le sourire aux lèvres, brancha son installation électrique qui illumina une partie du boulevard. Il n’en était pas peu fier mais rapidement il serra les dents. En face, sur le balcon de la famille Deriviera on se serait cru dans une boite de nuit : des lumières, des lasers, de la fumée et au milieu le fils cadet se trouvait derrière un appareil qui semblait être une platine de DJ. Mr Traquenard ferma les yeux longuement puis baissa la tête. S’en était fini pour lui. Il savait qu’il ne pourrait pas rivaliser.

Le lendemain à 20h, il ouvrit la fenêtre pour applaudir comme tous les jours. En regardant en face de chez lui, il ne vit personne sur le balcon des Deriviera. Il s’en étonna mais resta de marbre. Les jours suivants, il n’y avait personne non plus à 20h. Mr Traquenard commence à s’inquiéter. Qu’avait il pu leur arriver?

Quelques jours plus tard, Mr Traquenard partit faire des courses à Auchan. Il prit soin de porter des gants et de mettre un masque. Au rayon fromage, il reconnut Mme Deriviera avec ses deux enfants. Il se dirigea vers eux et leur demanda avec timidité:

« Bonjour, je suis votre voisin en face, j’habite en face, ma fille joue du saxophone, on ne voit plus votre mari sur le balcon… »

Elle répondit:

« Bonjour, oui je vois qui vous êtes, Gerald et moi avions beaucoup aimé ce que vous aviez fait à votre fenêtre, on a voulu faire aussi un peu comme vous…. Mon mari a été gravement malade, il a été hospitalisé à l’interco. Il était mal en point mais il s’est remis sur pied. Il est rentré à la maison hier. »

Mr Traquenard écouta Mme Deriviera avec attention. Il se trouva alors un peu ridicule mais se reprit et lui demanda:

« Puis-je avoir son numéro de téléphone, j’aimerai prendre de ses nouvelles? »

La maman sourit et lui répondit:

« Oui avec plaisir. Tenez, voici le numéro. Et puis, quand tout cela sera fini, venez à la maison, votre fille est musicienne? Mes enfants aussi…. »

Mr Traquenard sourit lui aussi à son tour et dit avec douceur :

« Merci, avec plaisir, nous ne manquerons pas de vous rendre visite. »

(Crédit photo: Jean-Marie Chapaveire)