J’y travaillais depuis 5 ans et demi. J’y allais à pied. Ça me forçait à faire du sport. S’il faisait vraiment trop moche, je prenais le métro. Mais bon, pour une station…. Je branchais mes écouteurs, je baissais la tête et je fonçais.  Je choisissais la bande son de la ville. Je me retrouvais à New York en écoutant le Velvet Underground. Je remontais le col de ma veste en choisissant  Joy Division. La plupart du temps, je ralentissais même pour me laisser le temps d’écouter une autre chanson avant d’arriver au travail.

Généralement j’avançais assez vite le long de la grande rue. Traverser la grande place était toujours pénible. Il fallait attendre pour passer aux feux. Il y avait souvent de la circulation : des bus, des voitures, des scooters qui grillaient les feux et des gens en vélo qui faisaient exactement pareil. Tout ça était secondaire car le plus important pour moi était le choix de la chanson que j’allais écouter par la suite.

Je faisais toujours très attention à bien recharger mon iPod le soir pour ne pas me retrouver en manque de batterie le matin suivant. Sauf qu’un jour, mon chat a eu la bonne idée de jouer avec le câble et a débranché mon iPod qui se rechargeait. Je m’en suis rendu compte au moment de partir. D’habitude je suis un peu ailleurs sur le chemin. Un peu dans mes pensées, un peu dans celles des autres. Un peu dans cette réverbération qui vous projette dans une salle immense. Mais pas ce jour-là. J’ai dû revivre ma naissance. Les bruits de la ville dehors, les odeurs inconnues, le cynisme glacial du froid de l’hiver. J’avais oublié toutes ces choses comme j’avais oublié la désagréable brûlure de l’oxygène s’engouffrant dans mes poumons.  J’ai dû faire avec, c’est-à-dire marcher tout droit jusqu’à rencontrer des visages familiers. Très fâché, j’avais rangé mes écouteurs et mon iPod dans mon sac. Je me consolais en pensant qu’au chemin du retour,  je pourrais alors rattraper le temps perdu.

Alors que je venais de traverser le dernier passage piéton, j’entendis des gémissements. C’était comme si quelqu’un pleurait doucement. Je ressentais une grande détresse, quelque chose d’insurmontable. J’ai regardé autour de moi, interloqué et touché par cette plainte. Je n’ai vu personne en difficulté. De plus, les personnes autour de moi semblaient totalement insensibles à ce que j’entendais. Ils poursuivaient leur vie, tranquillement, sans se soucier des autres. Alors j’ai décidé de faire comme eux. J’ai repris mon chemin jusqu’au travail sans me retourner.

A la fin de ma journée, j’ai débranché mon ipod  en quittant mon bureau. J’ai choisi le morceau que j’avais en tête depuis le début de l’après-midi. J’ai marché comme tous les jours. Arrivé devant le premier passage piéton, j’ai mis mon Ipod sur pause. J’ai retiré mes écouteurs. Je voulais savoir si l’on entendait encore des plaintes. Je n’en avais parlé à personne au travail.  J’étais assez embêté car je n’avais rien fait pour me rendre utile ce matin. Peut être aurais-je pu aider à arranger la situation ?

Quelqu’un était encore en sanglots. Il n’y avait aucun doute. J’ai bien regardé encore une fois autour de moi et je n’ai, encore une fois, vu personne. J’ai écouté attentivement pour savoir d’où pouvaient venir ces plaintes. Elles semblaient sorties de nulle part. J’ai balayé du regard la grande place, puis l’entrée de la rue piétonne menant à de nombreux bars. Mon regard s’est ensuite posé sur le tabac en face du fast food. J’ai levé les yeux et j’ai remarqué cet appartement situé au dernier étage. Les murs extérieurs étaient de couleur verte, comme s’ils étaient confondus avec le toit. A la pointe de cet l’immeuble en V, tout en haut, se trouvait une coupole surmontant une sorte de colonne, elle même rythmée par des fenêtres.

De la rue je regardais cet appartement qui semblait sortir d’un autre âge. Bien que je fusse assez loin je me suis rendu compte que les pleurs venaient bien de là-haut. Bien sûr, les fenêtres étaient fermées mais pour moi il n’y avait aucun doute. J’entendais maintenant bien distinctement les plaintes lancinantes. Je réfléchis alors quelques instants. J’ai voulu en avoir le cœur net alors je me suis dirigé vers l’entrée de l’immeuble. J’ai essayé d’entrer mais la porte de l’immeuble était fermée. J’ai attendu quelques minutes qu’un voisin entre. Je lui ai emboîté le pas. J’ai pris les escaliers et je suis monté le plus vite possible et le plus haut possible. Arrivé au dernier étage, il n’y avait que deux portes sur le palier. En regardant par une des fenêtres de l’escalier, j’en ai déduit que les pleurs devaient venir de l’appartement situé à gauche. Je suis allé devant la porte.  Je respirais profondément.  Des gouttes de sueur commençaient à perler le long de mes tempes. J’avais gravi si vites les escaliers que je ne m’étais pas rendu compte à quel point j’étais maintenant essoufflé. En haut du palier, les températures étaient très froides. En reprenant mon souffle j’ai réalisé que de la buée sortait de ma bouche à chaque expiration. J’allais taper à la porte. J’ai posé ma tête contre celle-ci afin d’essayer d’entendre si les pleurs venaient bien d’ici. Au bout de quelques instants de silence, J’en ai eu la certitude.

Nerveusement, j’ai toqué à la porte. Après quelques instants, des pas se firent entendre derrière la porte.

« Oui, c’est pour quoi ?  » demanda une femme

« J’ai entendu dans la rue quelqu’un pleurer et je pensais que la personne était ici. Je suis venu apporter mon aide s’il y a besoin » lui répondis-je.

« Il n’y a que moi ici. Fichez le camp. Occupez vous de vos affaires !!! » dit-elle avec une rare violence.

En entendant cela, j’ai commencé à me sentir mal. J’ai baissé la tête et je suis redescendu doucement par les escaliers.

C’était l’heure de pointe dehors. Aux bus se succédaient les voitures, puis les taxis. Des gens passaient et venaient. Je pris le chemin jusqu’à chez moi. J’étais si perdu dans mes pensées que je n’ai même pas remis mes écouteurs pour rentrer. Je repensais sans cesse à ce que m’avait dit un peu méchamment la dame derrière sa porte. M’occuper des mes affaires. Peut être que c’était ce que je devais faire ?

Je me demandais toujours qui pouvait être cette personne invisible dont les sanglots résonnaient à mes oreilles. Arrivé devant chez moi, j’ai enfin découvert l’identité de cette personne. Je l’avais délaissée depuis tant d’année. J’ai mis mes écouteurs. J’ai tourné la molette de l’ipod comme l’on tourne un globe à la recherche d’une destination. Sur Mix de morceaux, j’ai appuyé sur lecture et laissé le hasard décider. J’ai reconnu le morceau au bout de quelques secondes. J’ai souris et me suis préparé.

« I don’t know just where I’m going
But I’m gonna try for the kingdom, if I can
‘Cause it makes me feel like I’m a man…… »