Au début, il avait cru qu’ils étaient partis en week-end. Au retour de son escapade nocturne, la chatière était fermée, les volets étaient clos. Qu’à cela ne tienne, il était parti en virée, certain de retrouver sa place au creux du sofa le lendemain.

Il avait vadrouillé dans le quartier qu’il connaissait jusqu’au bout des pattes. Il n’allait jamais plus loin que les grandes avenues, la traversée était trop risquée. Ainsi, son territoire formait un triangle entre l’autoroute A3 au nord, l’avenue Barbusse et la rue Faidherbe prolongée par l’avenue de Gaulle. Il connaissait chaque rue, chaque sentier. C’était son terrain de jeu préféré même s’il appréciait son retour dans le confort de la maison de ses maîtres.

Ses maîtres… Le lendemain, ils n’étaient pas revenus. Ni le surlendemain. Ni aucun autre jour. Ils ne reviendraient pas. Il ne s’était douté de rien. Bien sûr, il avait vu les cartons s’amonceler et former de grandes tours en haut desquelles il se perchait et les observait s’affairer. En dehors de cela rien n’avait changé : il passait ses soirées à ronronner sur le sofa ou sur leurs genoux, sa pâté l’attendait chaque matin, l’eau dans son bol était toujours fraîche.

Du jour au lendemain, il était passé de chat choyé à chat sans foyer, errant dans le quartier. Longtemps il était venu vérifier que ses maîtres n’étaient pas rentrés, mais rien. Désormais il évitait la rue et la maison.

Au début, il n’osait pas trop s’approcher des maisons, il le fallait pourtant s’il voulait se mettre quelque chose sous la dent. Il sautait allègrement au-dessus des portails et se faufilait dans les interstices pour trouver sa ration. Il savait quels lieux éviter. Il connaissait les quelques endroits où les chats sans toits comme lui étaient nourris mais il fallait batailler, ils étaient nombreux dans le quartier. Il avait cherché des adresses où la concurrence était moins rude. Peut-être qu’il pourrait apprivoiser l’occupant et se voir offrir un coussin, un coin de fauteuil  ou même des genoux sur lesquels se blottir.

Parmi toutes les maisons qu’il visitait au cours de ses virées diurnes et nocturnes, c’était celle-là qu’il préférait. De profil, la maison semblait avoir été coupée en deux, comme si elle et sa voisine identique avaient d’abord été adossées à une grande bâtisse, aujourd’hui disparue. De face, elle avait le charme des meulières. Pas de faïence, mais une marquise au-dessus de la porte pour protéger ses habitants quand ils s’attardaient sur le perron pour chercher leurs clefs ou fermer leur parapluie. La couleur du portail, d’un vert vif, tranchait avec la façade dont la grisaille des années avait terni l’éclat.

Dans cette maison, il avait fallu faire ami/ami avec le petit chien blanc, compagnon de l’occupante des lieux. Il aboyait fort mais ce n’était que de l’esbroufe pour dissuader les passants.

Il avait d’abord observé la maison de la rue puis, une fois que le chien avait semblé accepter sa présence, il s’était risqué à entrer dans la petite cour devant la maison. Là il avait slalomé entre les pots de fleurs que l’occupante des lieux entretenait avec soin. C’est là, caché parmi les plantes qu’il l’avait aperçue pour la première fois. Il l’avait entendue venir de loin, tirant derrière elle un sac à roulettes. Le long fil qui la reliait à une bouteille posée dans le sac l’avait d’abord intrigué. Comme elle ne semblait jamais l’enlever de sous son nez, il l’avait appelée Mamie branchée. Il ne lui connaissait pas d’autre nom.

La première fois qu’elle l’avait aperçu traînant près de chez elle, elle l’avait chassé « dihors » lui avait-elle dit avec son drôle d’accent. Devant son insistance, elle s’était laissé amadouer. Elle ne le chassait plus et lui laissait toujours une écuelle sur le rebord de la fenêtre hors de portée du chien. Elle pouvait même se laisser aller à le caresser quand il était perché sur le muret. Il se mettait à sa hauteur pour profiter de ses faveurs. Comment aurait-elle pu se baisser alors que se déplacer semblait déjà si pénible ?

Peu à peu, il se mit à penser qu’il pourrait y trouver un foyer, terminée l’errance dans le quartier et sa rude concurrence féline.

Voilà plusieurs semaines que les volets étaient fermés, le chien ne montait plus la garde, les fleurs flétrissaient dans leurs pots.

Ce n’était pas la première fois qu’elle s’absentait. Les premières fois, il avait cru que l’histoire se répétait. De nouveau, on l’oubliait. Mais non, elle revenait toujours au bout de quelque temps, l’air fatigué mais heureuse de retrouver sa demeure et ses habitudes. Une fois, il était arrivé alors que les ambulanciers l’emmenaient. Elle était pâle, respirait laborieusement et cela semblait lui prendre toute sa faible énergie.

A chaque fois elle revenait, alors pourquoi en serait-il autrement cette fois-ci ? Il tendait l’oreille espérant entendre le chien avant même d’apercevoir la maison mais les volets restaient clos et les plantes n’avaient plus de plante que le nom.

Et puis un jour, ce fut le grand remue-ménage. Des gens qu’il avait vu quelquefois rendre visite à Mamie branchée débarquèrent et s’ensuivit un ballet d’allées et venues, de bras chargés de meubles, cartons et objets en tout genre. La maison s’était vidée des effets de sa propriétaire, les espoirs de son retour s’évanouissaient.

De nouveau, les volets se refermèrent. Un homme en costume passait de temps à autre, accompagné chaque fois de gens, jamais les mêmes. Un matin, un camion se gara juste devant la maison et une famille emménagea. Les plantes laissèrent place aux ballons et aux trottinettes. Un gros matou pris possession du muret en haut duquel il recevait les caresses de la vieille dame.

De l’autre côté de la rue, il observa longuement l’installation des nouveaux occupants. Il passa sa route, traînant sa peine et ses rêves d’un foyer chaleureux. A quoi bon s’attacher aux gens s’ils disparaissent ?

La colline montreuilloise regorgeait de maisons, il finirait bien par apprivoiser de nouveau  un de leurs occupants.