Quelque chose a changé. Je le vois à sa démarche abattue quand il rentre chez lui, à sa mine triste, à son regard vide comme s’il n’était pas vraiment là.

Ce midi, Arthur est arrivé la mine réjouie. Comme à son habitude, il a frappé et est entré sans attendre. Il ne vit pas bien loin, dans les hauteurs de la ville à Villiers Barbusse. Chaque mercredi, il vient déjeuner avec moi.
« Bonjour M’man » a-t-il claironné en entrant dans la pièce. Il a posé son manteau sur le dossier d’une chaise et m’a embrassée sur la joue.
« Qu’est ce qui te rend si gai ? » lui-ai-je demandé.
Il s’est assis et m’a raconté son épopée matinale. Agacé depuis des semaines par une « femme bélier » dans le métro, il était passé à l’action en la faisant valser lui aussi. Il ne l’avait pas bousculé, ce n’est pas son genre. Non, il l’avait seulement attrapée par la taille et avait esquissé avec elle quelques pas de danse, avant de la laisser hébétée sur le quai. Il s’était poétiquement décalé de son agacement quotidien et en avait tiré une grande satisfaction. Peut-être que cela changerait l’attitude quotidienne de cette femme ?

Nous avons déjeuné, Arthur est parti. Je m’apprêtais à sortir également quand mes yeux se sont posés sur la clef que j’avais laissée sur le buffet après l’avoir trouvée dans le jardin. Enfin trouvée… Pour être plus exacte, je l’avais vu voler par-dessus les buissons et atterrir à mes pieds il y a quelques mois de cela.
C’était mon voisin qui l’avait jetée le jour même où sa compagne était partie. J’avais entendu le camion démarrer après avoir assisté au déménagement. J’avais hésité à aller sonner à sa porte pour rendre la clef tombé du ciel, mais je m’étais ravisée. A quoi bon. S’il l’avait jetée, c’est qu’il n’en voulait plus – pour le moment du moins. Les mois avaient passés, mon voisin semblait trainer sa carcasse de jour en jour. De l’étage de ma maison, je contemplais son jardin se transformer en jungle, l’atelier dont je détenais la clef restait clos. La grisaille avait envahi son quotidien.
En voyant la clef, il me vint l’idée que ce pourrait être mon tour de passer à l’action. Pour quoi faire ? Je ne le savais pas encore mais je savais où trouver des complices et partis séance tenante retrouver mes amies au square, l’été nous nous retrouvions volontiers au parc des Beaumonts et profitions des grands espaces. Le reste de l’année, nous nous contentions du petit square des charmes à ses pieds, ce serait le cas aujourd’hui.

Bien qu’en retraite depuis quelques années déjà, je continuais à me rendre régulièrement au square. Lorsque j’exerçais encore comme assistante maternelle, c’était ma sortie quotidienne. Un moment que j’affectionnais car, enfermée chez moi la journée, je retrouvais alors mes collègues. Mon départ à la retraite n’avait pas changé cette habitude. J’étais peut être moins régulière dans mes sorties, surtout quand le temps s’y prêtait moins mais j’avais toujours le même plaisir à retrouver mes amies, prendre des nouvelles de chacune, échanger des banalités, tout en surveillant les enfants qui jouaient. Chaque parc doit avoir ses nourrices attitrées. Le petit square était notre repère quand nous ne tentions pas l’expédition aux Beaumonts.
En chemin, je regardais les maisons. La palissade de l’une d’elle était naïvement peinte d’un ciel bleu et de nuages blancs cotonneux. En la voyant, j’eus une idée un peu plus précise de ce que je pourrais faire. L’avis de mes amies serait précieux et j’avais besoin de leur soutien. En arrivant au square, elles étaient là, sur notre banc. Les enfants jouaient et je profitais de leur disponibilité pour raconter ce qu’Arthur avait fait le matin même. Puis je leur parlais de mon voisin, de la clef et de ce que j’avais imaginé. Je voulais réveiller son regard, susciter sa curiosité mais il ne devait se douter de rien. Tout cela était ambitieux, trop peut-être.
Mes amies ont tout de suite été enthousiasmées par mon idée. En moins de temps qu’il ne faut pour le dire nous nous étions réparties les cibles un peu partout dans la ville. Il fallait mettre cet homme triste en mouvement, qu’il reprenne goût à ce qui l’entourait. Dans chaque quartier, nous avions répertorié une maison aux couleurs vives et gaies qu’elles devraient prendre en photo. Une fois leur mission accomplie, elles m’enverraient les photos et je n’aurais plus qu’à en glisser une de temps à autre dans la boite de mon voisin avec un message du style.     « sauras-tu la retrouver ? ».
Un jeu de piste d’un bout à l’autre de la ville en somme. Mon choix s’était porté sur la ville et cette facette que j’aimais : ses maisons disparates aux couleurs et aux formes variées, témoins de l’histoire de la ville et de ses habitants. Je voulais détourner son regard, enfermé dans sa détresse. J’espérais qu’il se laisserait prendre au jeu.

La semaine suivante, tout était prêt. J’attendais qu’il soit parti au travail pour glisser la première photo dans sa boîte aux lettres. Celle de la maison à la palissade peinte d’un ciel bleu emplis de gros nuages blancs comme les enfants en dessinent souvent. Elle n’était qu’à quelques rues de là, la palissade était récente et je me disais qu’il ne l’aurait pas remarquée, puisqu’il circulait tête baissée, perdu dans ses tristes pensées.
Quelques jours plus tard, je renouvelais l’opération. Jetant un œil par la fenêtre le lendemain matin, je le vis partir travailler. Il avait l’air un peu moins abattu qu’à l’ordinaire. La tête un peu moins rentrée dans son col qu’habituellement, il semblait voir ce qui l’entourait. Mais peut-être me faisais-je des idées.
Je continuais mon petit manège, glissant à intervalle régulier une photo dans sa boîte aux lettres. Un dimanche, je l’entendis fermer la porte. Je jetai un œil par la fenêtre et le vis partir à vélo, tenant à la main les photos. Il avait mordu à l’hameçon. Ce jour-là, je restais à l’affût, guettant son retour. Lorsqu’il revint essoufflé par son périple mais l’air détendu, j’eus la certitude que quelque chose avait bel et bien changé. Le moment était venu de rendre la clef.
Je ne me sentais pas le courage de sonner à sa porte, d’expliquer ce que j’avais fait. De quoi m’étais-je mêlée Aussi je laissais tomber la clef accompagnée d’un court message, « trouvée en jardinant ». Ceci fait, je regagnais tout de suite ma maison et attendit. Avec émotion, j’entendis la porte du jardin s’ouvrir, des pas se frayer un chemin dans les herbes hautes, une clef tourner dans la serrure.

Quelque chose a changé. Le jardin n’est plus une jungle, de gros sacs d’herbes s’entassent devant la maison. J’entends de nouveau des allées et venues entre l’atelier et la maison.
Quelque chose a changé… et j’aime à croire que je n’y suis pas pour rien.