Dans ma ville, il y a plein de cafés. Des bistrots de quartier au charme désuet, des bars branchouilles, certains proposent des soirées jeux, d’autres des concerts. Les amateurs de sieste ou de yoga peuvent se rendre place de la République et faire coulisser la porte du Rêv café. En somme, les cafés de sa ville sont comme ses habitants, hétéroclites.

J’ai toujours aimé aller au bistrot, j’aime m’installer à une table et profiter de l’ambiance qui se dégage autour de moi. Avant ou après le ciné, j’aime bien aller à la Fabu, avec ses longues tablées en bois et boire une bière du cru en picorant du fromage ou de la charcuterie.

Le café que je préfère ne paye pas de mine. C’est un troquet à proximité de la place du marché, Chez Momo. Il n’a rien de particulier qui attire l’œil. Il y a toujours du monde et il fait bon y prendre place pour boire un thé à la menthe pour se réchauffer, trinquer entre amis ou siroter une limonade avec un bouquin. Au fil des années, c’est un peu devenu mon QG, je m’y pose quand j’ai un moment, j’y donne rendez-vous aux copains.

Le patron, Momo, a un caractère bien trempé. Il est sympathique mais chatouilleux sur certains sujets, en particulier quand il s’agit d’introduire un peu de modernité dans son café.

« Vous pouvez me traiter de vieux grincheux réfractaire, claironne-t-il souvent, mais tant que c’est moi le patron, il n’y aura pas de boîte à fadaises ici, je ne veux pas de clients hypnotisés par un écran ».

Et il s’y tient Momo. Même pour la coupe du monde. On a eu beau essayer de le convaincre, il n’y a pas eu moyen qu’il diffuse le match. Il a été jusqu’à fermer son troquet le jour de la finale. Forcément, s’il voulait regarder le match, il fallait bien qu’il aille ailleurs. Ce faisant, il n’a pas échappé aux railleries des habitués.

Un jour où je venais boire un café avant d’aller travailler, je le trouvai à sa place habituelle – derrière son comptoir – particulièrement mal luné. Il maugréait en regardant la salle. Je jetai un œil autour de moi. Il n’y avait rien d’inhabituel et pourtant c’est la vue de la salle qui semblait irriter Momo qui s’était approché de moi.

« Regarde-moi ça, dit-il sur un ton désapprobateur, ils sont tous là avec leur I-bidule et leur smart-machin ».

« Et alors ? »

«  Et bien moi ça m’agace ! Parfois, ils sont quatre autour d’une table, ils viennent boire un verre ensemble mais se retrouvent chacun plongé dans leur écran. A quoi ça sert de venir ici si c’est pas pour se causer ! Bon la journée, les téléphones sortis sur les tables, ou les ordi passe encore mais le soir ! »

« Tu ne peux pas y faire grand-chose », répondis-je.

« C’est ce qu’on verra » dit-il en s’éloignant pour servir un client à l’autre bout du comptoir. La conversation en resta là.

Quelques temps plus tard, en arrivant dans le troquet, je remarquai une affiche placardée sur la porte.  » Opération déconnexion, tous les jours dès 17 heures, à compter du 1er janvier 2019  » annonçait-elle.

« De quoi s’agit-il ? » demandais-je en désignant l’affiche.

« Plus de téléphone, plus de tablette, plus d’ordi dans mon bar à partir de 17h. Même toi avec ton vieux bigot, tu devras sortir si tu veux téléphoner, pas d’exception ! ».

« Tu crois vraiment que ça va marcher ? »

« Les mécontents n’auront qu’à partir ! », affirma Momo déterminé.

« Je demande à voir ça » m’exclamais-je.

Tout au long du mois de décembre, Momo a laissé des flyers sur les tables. Son opération déconnexion a fait causer les gens. On voyait les hochements d’assentiments, les regards désapprobateurs. Certains s’y sont tout de suite mis et ont rangé les téléphones.

Le 1er janvier, poussé par la curiosité je me suis rendue chez Momo à 16h. Je saluai d’autres habitués qui comme moi avaient envie de voir comment Momo allait s’y prendre. A 17h, Momo a fait sonner la cloche qui lui sert à annoncer les dernières commandes de consommation avant la fermeture du bar.

« Opération déconnexion, a-t-il dit d’une voix forte, Mesdames et Messieurs, veuillez ranger vos téléphones et sortir si vous avez des appels ou des messages à envoyer. Si vous n’avez personne à qui causer regardez autour de vous, engagez la conversation ! »

La plupart des gens présents  au courant – comment aurait-il pu en être autrement alors que Momo avait placardé son affiche jusque dans les toilettes. Ils avaient donc laissé leur téléphone rangé. Quelques clients surpris, s’exécutèrent sans un mot.

« Parlez, chantez, riez et trinquez !, a lancé joyeusement Momo. A votre santé, c’est ma tournée » a-t-il ajouté en sortant une bouteille de sous le comptoir. Ce soir-là, le lancement de l’opération déconnexion s’est transformé en fête.

Depuis lors, à 17h, les téléphones et autres objet connectés sont bannis de chez Momo. Des fois, je me dis que c’est un peu comme l’interdiction de fumer dans les bars, au début certains râlaient mais finalement peu regrettent le temps où les bars étaient de véritables aquariums.

L’opération est donc un succès.  Le Montreuillois est même venu interviewer Momo. Il n’était pas peu fier et a affiché l’article au-dessus du comptoir. Il espère faire des petits. Ce qu’il ne sait pas c’est que son opération déconnexion a fait un véritable buzz local et qu’une partie de sa notoriété soudaine lui vient des réseaux sociaux contre lesquels il râle si souvent. Mais ça je n’ai pas osé lui dire. Il le saura bien assez tôt.