Dans l’appartement neuf du Boulevard Rouget de Lisle, le balcon donnait sur la rue. De son canapé, il voyait à travers la baie vitrée tous types de personnes : des familles à poussette le dimanche matin, des amis joyeux et enivrés le week-end et des gens imprudents en vélo. Il voyait des personnes âgées qui rentraient dans la pharmacie, des jeunes en skateboard, des mamans africaines avec des enfants dans le boubou, des rockeurs avec leurs étuis guitare et des gens qui courent après le 115.

La vue était chouette mais le bruit infernal. Avec les voitures, les bus et les gens qui parlent, il lui était impossible de suivre son émission quotidienne à la télévision le soir après le travail. Par chance, ou plutôt par choix, il avait trouvé un poste non loin de chez lui. Comme il quittait tous les jours à 17h30, il pouvait être à l’heure à la maison pour regarder son émission à 19h10. Il aurait pu la regarder en replay bien sûr mais il préférait la regarder en direct.

L’été, il aurait souhaité laisser la fenêtre ouverte, mais il s’était vite rendu compte que c’était impossible. Il y avait trop de bruit à cette heure là et il n’entendait pas la télé, même en la mettant plus fort. Tous les soirs, il fermait la fenêtre pour pouvoir regarder son émission dans de bonnes conditions. Il pestait tous les soirs contre le bruit dehors qui couvrait entièrement le son.

Souvent à la même heure, juste avant de fermer la fenêtre, il avait remarqué le passage d’une moto. Personne ne pouvait la manquer vu le boucan d’enfer qui sortait du pot d’échappement. Où qu’il se trouvait dans l’appartement, si la fenêtre était restée ouverte, le bruit de la machine lui faisait arrêter ce qu’il était en train de faire afin de tendre l’oreille. Durant les premières semaines qui avaient suivies son emménagement, il ponctuait chaque passage de la moto d’un long soupir. Il pestait dans sa barbe en donnant de la pâtée à ses chats. Il râlait contre le bruit, le manque de civisme des gens et le laxisme des pouvoirs publics.

Au fil des semaines, il s’est peu à peu habitué à ce rendez-vous obligatoire. Parfois il oubliait l’heure et le passage de la moto lui rappelait que son émission allait bientôt commencer. Il avait trouvé un certain charme à ce bruit. Il n’avait jamais vraiment vu la moto mais il commençait à se l’imaginer. Il ne connaissait rien en deux roues, lui à qui sa mère avait toujours refusé l’achat ne serait ce qu’une mobylette. Il se demandait si c’était une moto de course ou bien une moto de type Harley Davidson. Ce qui était sûr, c’est que le bolide dévalait le boulevard reliant la mairie et la Croix de Chavaux à toute allure, sans jamais bifurquer à droite pour éviter la voie de bus.

Un soir, il décida d’attendre le passage de la moto. Il se posa sur la terrasse. Au premier étage, il ne pouvait manquer le passage de la machine. Comme tous les soirs quasiment à la même heure, un bruit infernal se fit entendre de la grande place ovale. Il se mit debout et se pencha afin de voir passer l’engin. Il savait qu’il n’allait pouvoir le voir que quelques secondes tellement la moto allait vite.

Le bruit commençait à se rapprocher de plus en plus. En face de chez lui, les gens alertés par le vacarme infernal commençaient à rejoindre les trottoirs en pressant le pas. Les passant tournaient la tête, curieux de voir quel engin de malheur pouvait produire un bruit pareil. Tout le monde était sain et sauf sur les trottoirs quand, enfin, il la vit passer. En un instant, il avait tourné la tête de la gauche vers la droite. Il n’avait pas vu grand chose toutefois il pouvait un peu la décrire. C’était une moto assez longue. Elle était couleur métal, un métal chromé et brillant. La roue de devant était plus petite que la roue arrière. Le guidon avait l’air assez haut. Sur le siège, il semblait avoir la place pour un passager. Le pot d’échappement semblait monstrueux et avait déversé dans l’air ce bruit venu de l’enfer.

Quelques secondes après le passage de la machine, le silence était revenu. Comme son émission allait commencer, il ferma machinalement la porte avant de s’asseoir sur son canapé. Le générique commença, pourtant il ne pouvait s’empêcher de regarder par la fenêtre. La nuit était tombée maintenant. Les lumières tristes de la rue éclairaient la pièce toute en longueur. Sur les carreaux de la cuisine se reflétait en clignotant la lumière verte de la croix au dessus de la pharmacie.

Pendant plusieurs jours d’affilée, il se posta au balcon en attendant l’heure de la bête. Chaque fois c’était la même excitation. Il parvenait maintenant à capter plusieurs détails de la machine : le contour du pot d’échappement, la couleur des suspensions ou encore la forme si particulière des enjoliveurs.

Puis un jour, plus rien.

Le lendemain, personne non plus.

Les passants avaient repris leurs vieilles habitudes, ils traversaient n’importe comment sans se soucier de rien.

Les jours passèrent. Les émissions s’enchaînaient. Il ne les regardait plus. À la place, ses yeux se perdaient dans le ciel, derrière la baie vitrée. Les passants rentraient et sortaient de la pharmacie. Les bus faisaient tinter leur cloche. Assis sur son canapé, il ne se levait même plus pour regarder les automobilistes s’embrouiller au niveau du stop.

Il lui semblait que la vie n’avait plus de sens. Mais en avait elle eu un jusque là ? Une scolarité moyenne sans avoir à travailler après les cours, un diplôme réussi du premier coup sans redoubler et un poste tranquille à la clé…

Il décida ce jour là de changer de vie. Il pensait toujours à la moto qui ne passait plus. Il ne savait pas pourquoi. Il se rappelait du vacarme, des chromes, du blouson en cuir du motard, son casque bombé et ses lunettes de soleil. Il avait besoin d’en savoir plus, alors il se rendit à la bibliothèque à côté de la mairie.

Une fois sur place, il demanda où trouver des livres sur la moto et les motards. La bibliothécaire lui conseilla alors un livre d’Hunter S. Thompson qui parle du gang de bikers des Hells Angels. Il n’avait jamais entendu parler ni de l’un ni de l’autre mais, avide connaissance, il décida de le ramener avec lui.

Tard dans la nuit il posa le livre sur la table du salon en ayant précieusement mis un post-it à un endroit qui semblait se situer à une bonne moitié du livre. Il ne lui fallut que quelques jours pour finir le livre.

Quelques semaines après, il avait changé une bonne partie de sa garde robe. Un vieux blouson en cuir acheté rue du capitaine Dreyfus avait remplacé sa doudoune achetée trop chère l’année dernière. Il avait acheté également ses bottes dans la rue piétonne. Il décida qu’il n’avait plus besoin d’aller chez le coiffeur.

L’hiver passa. Au printemps, il obtint son permis moto. Il se débrouilla auprès de sa banque pour liquider son assurance vie. Il s’acheta la moto qu’il avait repérée il y a plusieurs mois déjà.

Dans la rue Ernest Savart, un couple ouvre les volets de son joli trois pièces. Ils viennent d’avoir les clés. Après un long moment chez le notaire, ils avaient envie d’aller fêter ça dans leur nouveau chez eux. Ils s’enlacent le sourire aux lèvres lorsqu’un bruit de moteur rugit au bout la rue et semble venir dans leur direction.