Quelque part, aux abords de la capitale

Monsieur K était un homme sérieux. Il menait une vie bien rangée dans sa maison en ordre où chaque chose avait une place. Ainsi, les livres étaient rangés par ordre alphabétique sur les étagères, et l’aquarium de Monsieur Bulle, le poisson rouge de Monsieur K, était toujours posé au centre de la table sauf le dimanche, où – le temps de son nettoyage hebdomadaire –  Monsieur K le posait dans l’évier de la cuisine. Pendant ce temps, Monsieur Bulle, dont la mémoire limitée ne percevait guère cette routine infaillible, tournait en rond au fond d’un saladier.

Les journées de Monsieur K se suivaient … et se ressemblaient. Son réveil sonnait à 7h précises, il prenait son café à 7h20, sa douche à 7h40 et tournait sa clef dans la serrure du portail à 8h tapantes puis il parcourait en 7 minutes les quelques rues qui le séparaient de son arrêt de bus. Monsieur K habitait une petite maison entourée d’une haute haie taillée au cordeau. Devant la maison, Monsieur K entretenait avec amour une large bande de gazon, arrachant chaque mauvaise herbe qui avait l’audace de pointer le bout de sa tige. Monsieur K aimait la précision, l’ordre. Il n’était jamais aussi heureux que quand rien ne dépassait, ni dans sa maison, ni dans sa tenue, ni même dans son langage… Cet univers aseptisé le rassurait. Pour lui, le désarroi pointait le bout de son nez donc chaque matin à 8h01, sa zone de confort s’arrêtait dès qu’il faisait un pas hors de chez lui.

Monsieur K avait emménagé dans la ville après avoir hérité de la maison suite au décès d’une tante. Il n’y était venu que rarement auparavant. Comme il travaillait dans la capitale toute proche, il s’y était installé. Cette ville contrevenait en tout à son idéal, et il s’en rendait compte chaque fois qu’il mettait le pied dehors. Les rues et les trottoirs offraient à sa vue un patchwork de macadams, dans les interstices desquels s’échappaient des herbes, des fleurs, que personne ne venait arracher. La ville était bruyante, les cris d’enfants, les clameurs du marché, le verbe haut de certains de ses habitants… tout cela venait empiéter sur le besoin de tranquillité de Monsieur K. L’hiver, il s’en accommodait mais dès les premiers rayons du soleil, cela empirait : trop de gens, trop de bruit, trop de rues cabossées et herbues, trop de militants qui tractent, trop de brocantes qui envahissaient les rues….

 Autre part, aux abords de la capitale

Monsieur M était un rêveur. Il menait une vie fantaisiste au gré de son humeur et des saisons. Il était tour à tour auxiliaire de vie, vendeur de poulets rôtis, balayeur, musicien… Qu’importe, quand il en avait assez ou quand il oubliait trop souvent de se lever alors il était temps de changer. Son appartement était comme lui : il regorgeait de tout un tas de choses reflétant ses multiples attraits. Les tables étaient jonchées de piles de livres et de carnets à moitié remplis. Sur les murs, les étagères, enfin un peu partout finalement, Monsieur M. disposait des objets offerts ou glanés de-ci de-là. Le tout formait un décor hétéroclite et chaleureux dans lequel  les  coussins de toutes couleurs du canapé invitaient à se fondre en compagnie de Mallow le chat. Monsieur M  avait fait de son balcon un minuscule potager où les pots de fraisiers côtoyaient les pieds de tomates et les jardinières de radis.

Monsieur n’aimait pas tellement la ville où il vivait. Ses parents avaient investi dans cet appartement lorsqu’il était venu étudier à la capitale. Ils voulaient pour leur fils un lieu sûr, rassurant. De premier abord, c’est ce que cette ville offrait, avec ses trottoirs entretenus. Les objectifs des caméras que l’on distinguait en levant les yeux à chaque coin de rue témoignaient d’ailleurs de cette vigilance à la sécurité des habitants. Quand il revenait le soir, Monsieur M. ne croisait pas même un chat, les quelques bars-brasserie que comptait l’artère principale n’étaient ouverts qu’en journée. Tout était calme… Trop calme.

Quelque-part dans la capitale.

Un jour que Monsieur M déambulait dans la capitale, pris dans ses pensées, il percuta Monsieur K qui marchait d’un pas pressé, le nez dans ses souliers. Les deux hommes tombèrent à la renverse. Monsieur M, secoué mais indemne, se releva et tendit la main à Monsieur K, également indemne mais resté au sol abasourdi par le choc. Monsieur K accepta la main que Monsieur M lui tendait.

« Je suis désolé » dirent les deux hommes en même temps

« J’étais perdu dans mes pensées, je ne vous ai pas vu arriver » dit Monsieur M.

« J’étais également perdu dans mes pensées, je ne vous ai pas non plus vu arriver » dit Monsieur K.

Chacun fit un rapide inventaire des dégâts. La montre de Monsieur K était cassée, il était contrarié.

Monsieur M proposa à Monsieur K de faire réparer sa montre, ce qu’il accepta. Il la lui remit ainsi que sa carte de visite et nota le numéro de téléphone de monsieur M. Sur ce Monsieur K fila, il avait pris du retard. En chemin vers son rendez-vous, Monsieur K se dit que ce n’était pas très raisonnable d’avoir confié ainsi sa montre à un inconnu, le choc l’avait vraiment perturbé. Trop tard, c’était fait.

Quelques jours tard, quelque-part aux abords de la capitale

Comme chaque dimanche, Monsieur K se leva à 9h, il but son café à 9h30 en lisant son journal. Il s’apprêtait à nettoyer le bocal de Monsieur Bulle quand on sonna à la porte. Il reposa le bocal sur la table et sortit pour se rendre au portail voir qui cela pouvait être.

Pour la seconde fois de la semaine, il se retrouva face à Monsieur M.

« Je vous rapporte la montre, dit ce dernier, elle est réparée ».

« Merci, dit Monsieur K, voulez-vous un café ? »

« Volontiers, dit Monsieur M, j’aime beaucoup ce quartier, il a beaucoup de charme ».

Les deux hommes discutèrent longuement sous l’œil d’un Monsieur Bulle amusé. Tout semblait les opposer et pourtant la discussion était animée. Ils se quittèrent en se serrant la main chaleureusement.

….

Autre part, aux abords de la capitale

Monsieur K est un homme sérieux. Il mène une vie bien rangée dans son appartement en ordre où chaque chose a une place, dans sa ville calme et paisible. Il aime s’installer tranquillement sur son balcon pour boire son café en lisant son journal.

Quelque-part aux abords de la capitale

Monsieur M est un rêveur. Il mène une vie fantaisiste au gré de son humeur et des saisons dans sa ville sans cesse en mouvement. Assis sur les marches du perron, il regarde les plantes de son potager pousser tandis que Mallow est parti à la rencontre des félins du quartier.