Toi qui te promènes au gré de mes allées, qui t’uses les mollets  à petites foulées sur mes pentes escarpées, qui viens pique-niquer les soirs d’été ou boire une bière du cru dans ma buvette… sais-tu où tu mets les pieds ? Je ne suis pas un banal parc. Mon histoire et celle de ton espèce sont liées. Tu n’as pas toujours été tendre avec moi. J’en porte encore aujourd’hui les stigmates même si mes cicatrices se sont refermées. Laisse-moi te raconter…

Notre rencontre n’est pas si ancienne. Tu t’es installé ici il y a quelques siècles, tout au plus. Avant que tu t’établisses dans ces lieux,  je vivais un état de nature confortable et serein. Tu es venu perturber ma tranquillité en construisant un château un peu plus haut, je faisais partie du domaine. Ça n’était pas si mal que tu viennes. Au début ta présence ne m’a pas dérangée. Pourtant  j’aurai dû me méfier.

Jusqu’à la moitié du XIXème siècle, tu t’es fait assez discret. Le domaine avait disparu, mon sol était travaillé par ta main paysanne d’abord, artisane ensuite. Rien ne me laissait présager ce qu’il se passerait avec l’avènement de la révolution industrielle. Tu es venu me transformer profondément et durablement. Mon calvaire a commencé quand cette exploitation de mes richesses a pris une dimension industrielle.  Tu t’es mis à extraire de mes flancs quantités de gypse qui ont permis d’ériger les grands immeubles du baron Haussmann. Dans mes entrailles, tu as pioché de quoi construire les murs à pêches qui ont fait la réputation de la commune et dont il ne reste plus grand-chose aujourd’hui.

Monsieur Morel, vous qui m’avez donné mon nom, je ne vous remercie pas. Des décennies durant j’ai dû supporter le labeur de vos ouvriers. Leur tâche n’était pas exempte de risques. Certains y ont laissé leur peau, d’autres leurs poumons…  Quantité de briques sont sorties de la briqueterie installée en contrebas, et combien de sacs de plâtres ont été broyés dans les moulins et tamisés dans la bluterie ? Plus d’un demi-siècle d’une activité éreintante et puis plus rien, une grève de trop peut-être… Ce fut la fin d’une époque et le début pour moi d’un moment de répit. Monsieur Morel Fils a décidé de fermer les carrières me laissant meurtrie, à l’abandon.

Ponctuellement j’accueillais des visiteurs : garnements téméraires en quête d’aventure, miséreux en quête d’un abri, amants en quête de tranquillité… Après des années de tumulte industriel et de revendications ouvrières, je respirais et pansais les nombreuses plaies laissées béantes. Certaines se sont refermées d’elles-mêmes. Le temps a fait son œuvre comme on dit.

J’ai commencé à accueillir les amateurs de deux roues. Une foule joyeuse débarquait le dimanche pour assister aux cross cyclo-pédestres. Les spectateurs autant que les coureurs devaient affronter mes pentes glissantes donnant lieu parfois à des chutes cocasses pour le plus grand plaisir de tous. On parlait alors de moi dans les journaux.

Après la guerre, les engins motorisés ont à leur tour défié ma surface accidentée. Monsieur Morel  fut tenté de me vendre mais s’est ravisé devant le profit qu’il pouvait tirer des creux et les bosses que l’exploitation de mon sol avait engendré.  On m’a alors surnommé « la fosse aux loups ». Le premier championnat de France de Motocross en 1949 a été suivi de nombreuses autres compétitions. De deux roues, les engins terribles qui dérapaient sur mes pistes boueuses sont passés à trois, puis à 4 roues.

Pendant près de deux décennies, les pétarades des moteurs ont résonné sur les parois de l’ancienne carrière. Puis motos, side-cars et  voitures ont laissé place aux pelleteuses. Ma  morphologie a de nouveau été bouleversée. Fini le trou béant en forme d’escargot, colmaté par les  déblais liés à la construction de l’autoroute A3 toute proche.

Autour de moi, je voyais bien que le monde changeait. Les terrains aux alentours avaient été construits. Je me trouvais désormais entouré d’immeubles. Allais-je subir le même sort ? Il n’en fut rien, mon sol en gruyère n’était pas destiné à accueillir de grands ensembles. Ma partie haute a été aménagée en parc rapidement, je constituais un rempart au brouhaha de l’autoroute qui désormais me longeait. Les deux parcs qui s’étendaient sur mes flancs ont été réunis. Je suis devenu un poumon de verdure dans cette urbanisation galopante.

A me parcourir aujourd’hui, aurais-tu soupçonné l’épuisement des ouvriers trimant dans mes galeries, la joie de ceux qui me défiaient sur leur bolides et triomphaient sans se laisser piéger par mes nids de poule boueux ? Probablement pas. Toi qui viens ici t’éloigner de la ville et de ses tumultes, qui peux contempler de mes hauteurs la capitale… maintenant tu sais.