« Au pays d’Agadaragon, il y avait tugud’une fille… » C’était à chaque fois la même chose. Il sortait du métro et s’apprêtait à rentrer chez lui. Jetant un regard autour de lui, il apercevait le camion installé sur la place et de suite l’air de Bobby Lapointe retentissait dans sa tête et ne le lâchait plus. Parfois, il s’amusait à compter le nombre de personnes qui patientait, attendant leur tour. Il n’était pas rare que la file bloquée par la route forme un angle et compte plus d’une vingtaine de personnes.

Déjà quatre ans qu’il avait emménagé ici. Il avait vite pris ses marques, trouvé des lieux dans lesquels il se sentait bien, fait connaissance avec quelques-uns de ses habitants qu’il comptait désormais parmi ses amis. Il y avait même fait quelques rencontres. La ville ne lui avait pas livré tous ses secrets. Il lui restait bien des choses à découvrir, visiter, tester. Il y en avait une en particulier, une « institution » locale. A chaque retour des beaux jours, il se promettait de ne pas laisser la saison passer sans s’y rendre. Puis, l’automne revenait, la camionnette était reléguée au garage et son projet tombait à l’eau.

Les occasions durant la période estivale ne manquaient pourtant pas, mais il y avait toujours quelque chose qui venait remettre à plus tard. Certaines fois, il s’apprêtait à se mettre dans la file mais en  voyant qu’elle s’étirait, s’étirait… sa gourmandise déclinait. D’autres fois, le bus qui le monterait chez lui était à l’arrêt, prêt à partir, alors il abdiquait n’ayant pas le courage de grimper à pied l’interminable rue de Rosny.

Avec les premiers rayons du soleil, la camionnette était de retour sur la place. «  Depuis 1935 », c’est ce qui était inscrit dessus. Comme les années précédentes, il se dit qu’il s’offrirait un cornet dès que l’occasion se présenterait. Les jours passaient, la chanson de Bobby Lapointe surgissait toujours mais il ne prenait jamais le temps de céder à son envie. Jamais… jusqu’à ce jour-là.

Ce jour-là, il avait fait très chaud. Le soleil brillait et chauffait de ses rayons la fin d’après-midi. Les familles regagnaient leurs pénates après une virée au parc. Il avait rejoint des amis, récupéré un bouquin dans un des nombreux lieux de dépôts dans la ville et s’apprêtait à rentrer chez lui quand il aperçut la camionnette. Aussitôt l’air de Bobby Lapointe se mit à chanter dans sa tête, « au pays d’Agadaragon, il y avait tugud’une fille qui aimait les glaces citron et vanille… » Rien ne le pressait alors il se mit dans la file longue malgré l’heure tardive. Visiblement, il n’était pas le seul à avoir envie de se rafraîchir. Il compta machinalement le nombre de personnes qui composait la file : 1,2,3….12. Ça aurait pu être pire mais ça allait durer un petit moment. Qu’à cela ne tienne.

Il commença à réfléchir aux parfums qu’il choisirait. Il n’était pas comme la fille du pays d’Aragon, aussi élimina-t-il d’emblée le citron et la vanille.

11 personnes. Pourquoi pas chocolat ? C’était une valeur sûre et ça lui rappelait l’enfance, les vacances, les glaces sur le port, son visage tout barbouillé. Et comme second parfum ? A cette distance, il ne pouvait pas lire la liste des parfums accrochée sur la camionnette.

10 personnes. Il avait un peu de temps avant que son tour n’arrive. Il sortit son livre, un roman policier, format poche, qu’il pourrait redéposer une fois terminé dans un bar, au cinéma, à la laverie… Il se plongea dans la lecture à la découverte de l’intrigue. Après quelques pages, il leva les yeux.

7 personnes. L’air était lourd. Il était debout, quasiment immobile, et pourtant la sueur perlait sur son front. Il termina le premier chapitre et referma son livre.

4 personnes. Il était assez proche de la camionnette pour lire la longue liste des parfums. D’abord les glaces : les classiques chocolat, vanille, pistache… et les plus originales comme miel, jasmin, coquelicot. Puis les sorbets : pomme, poire, abricot « y’en a une, y’en a une… », citron, framboise. Son choix était fait, ce serait chocolat framboise. Il hésitait à ajouter une boule de pistache, le mélange des trois parfums était tentant.

3 personnes. Il se dit qu’il était vraiment bête de ne pas être venu plus tôt. Maintenant qu’il allait bientôt être servi, comme un gosse, il trépignait d’impatience. Une chose était certaine, il ne tarderait pas autant pour revenir.

2 personnes. Il sentit une goutte, puis deux. Il releva la tête. Le ciel s’était assombri. Le temps virait à l’orage.

1 personne. Un coup de tonnerre retentit. Les quelques gouttes se multiplièrent en un déluge qui ne lui laissa d’autre choix que de fuir. Le glacier avait fermé l’auvent de la camionnette, la place se vidait. Il courut se réfugier sous l’abribus et grimpa dans le bus qui ne tarda pas à se présenter. Il était trempé, comme ses compagnons de voyage. Il n’avait jamais été aussi près du but mais c’était raté pour cette fois.