Les beaux jours arrivent. Il fait beau, il fait chaud. Même les jours où les températures dégringolent un peu, les gens dans la rue ont le sourire aux lèvres. On a rangé les pulls au fond des tiroirs. On a sorti les blousons de mi-saison. En sortant du métro à la mairie les couvertures des journaux féminins ne parlent que de régime pour l’été. En traversant la grande place, des bribes de conversation remontent à nos oreilles. Il est question des « ponts de mai »,  de « week-end prolongé » et de « RTT ». Vers le marché couvert , les terrasses sont bondées. Jusqu’à tard le soir, des rires, des bruits de verres entrechoqués et des chansons viennent égayer la nuit. Pour les riverains, c’est la même chose dès le retour du printemps. Un mélange d’amusement et d’exaspération. Mais les choses se passent comme ça lorsque l’on habite dans les centres villes. J’étais l’une de ces personnes qui passaient ses soirées assise aux différentes terrasses de la ville. Et puis, un jour…

J’aime l’été, j’aime aussi le printemps. J’aime quand il ne pleut pas. J’ai toujours vécu ici. J’ai voulu partir à un moment. Puis la ville s’est développée alors je suis resté. Beaucoup de choses ont changé. Les commerces, les façades des immeubles, l’urbanisme en général. On ne voit pas toujours les changements d’un premier coup d’œil. On se surprend parfois à s’émerveiller tout haut, tout seul en voyant les travaux réalisés. Je vous le concède, s’émerveiller est un mot un peu fort.

J’avais mes habitudes. Je naviguais souvent dans le triangle « croix de chav – mairie – sept chemins ». J’avais mes habitudes : ma boulangerie sur le grand rond-point, mes sandwichs indiens à la sortie du métro, le buffet chinois à volonté, les concerts de reggae en haut de la pente… A force de trainer à droite à gauche on rencontre des gens. Je connaissais pas mal de personnes déjà de l’époque de Jean Jaurès. La ville attire sans cesse de nouveaux habitants. Alors, avec le temps on fait des nouvelles rencontres. Heureusement d’ailleurs car le monde est petit.

Un soir, comme un autre, j’étais à la terrasse d’un de mes lieux préférés. Il ferme plutôt tard le week-end. Il y a parfois des concerts, des gens qui jouent même en terrasse. Ce bar est situé sur le grand boulevard entre la mairie et la grande place ovale. Bref, j’étais assis avec quelques amis. Oui, il était tard. Oui cela faisait un moment que j’étais là. Pourtant je suis le seul à l’avoir vu. En même temps cette ville regorge de personnages un peu loufoques. Au début, on est un peu surpris mais on s’habitue vite.

Il m’arrive souvent d’avoir le regard dans le vide, comme noyé dans mes pensées. Je tourne alors la tête en direction de l’horizon. La première fois que je l’ai vu, j’ai souri. J’ai interpellé mes amis pour qu’ils le voient aussi. Mais il avait déjà filé.

J’avais donc le regard dirigé vers le grand boulevard lorsque je l’ai vu. De loin, sa silhouette ne se différenciait pas d’une personne lambda en vélo. Pourtant un détail attira mon attention. Son visage était très pâle. Alors qu’il se rapprochait de ma position, je pus le voir plus précisément. C’était un homme assez grand et mince. Ce n’était pas son visage qui était blanc mais un masque de crâne qui me rappelait le style mexicain. Il était habillé d’un déguisement de squelette : une combinaison noire avec les différents os du corps imprimés sur la combinaison. En passant devant moi je vis qu’il roulait sur un vélo sans âge. Il se tenait droit et, aussi bizarre que cela puisse paraitre, il ne semblait pas avoir besoin de pédaler pour avancer. Seul le bruit des rayons signalait sa présence. Il passa son chemin et se perdit dans la nuit.

Quelques jours après j’avais oublié cette vision un peu bizarre mais fascinante. Je repris ma tournée des terrasses comme à mon habitude. Ce soir là, j’étais sorti un peu plus tard. Match de foot à la télé. Allons fêter la victoire de mon équipe. Je me décidai donc à prendre le chemin, direction le marché. Je trouverais bien des gens que je connaissais là-bas pour boire un godet ou deux. En descendant l’Avenue de la Résistance, je décidai de couper par le centre commercial. En passant, je jetai un coup d’œil à la boutique de piano. Il parait qu’il se passait des trucs bizarres la nuit. Bref je ressortis de l’autre côté. Je passai devant la pizzeria avec tous ses néons. Au moment d’arriver sur la place, je le vis pour la seconde fois. L’homme squelette était debout au milieu de la rue en face du bar. Son vélo semblait tenir debout grâce à une béquille. Enfin c’est ce que j’imagine car j’étais assez loin.

L’homme squelette regardait les gens assis en terrasse. Aucun d’entre eux ne semblait lui prêter une quelconque attention. Je m’approchai de la scène tout doucement pour me retrouver aux premières loges. L’homme dévisageait toujours les gens du bar. Soudain il leva le bras et désigna du doigt une personne assise. Bien que celle-ci soit de dos à la scène, elle se leva et vint se placer debout face à l’homme squelette. Celui-ci se retourna et désigna le mur du bâtiment de l’autre coté de la rue. A ma grande surprise, le phare avant du vélo se mit à projeter un film sur le mur d’en face. D’où je me tenais, je ne réussis pas à voir quoi que soit. La projection dura quelques dizaines de secondes. Une fois terminée, l’homme squelette enfourcha son vélo. Puis il tourna la tête en direction de la personne qui se tenait toujours debout. Celle-ci vint s’asseoir sur le porte-bagages à l’arrière du vélo. A ce moment précis, de la musique traditionnelle mexicaine se fit entendre. L’homme squelette appuya sur les pédales et le vélo s’élança dans la nuit avant de se perdre dans l’obscurité.

Je suis resté plusieurs minutes abasourdi. C’était une scène surréaliste. Personne à la terrasse n’avait bougé, personne ne s’était inquiété de l’homme squelette. Les amis de l’homme qui étaient assis n’avaient eux aussi pas bougé. Comme si rien ne s’était passé, comme s’il n’avait jamais existé. Je suis rentré chez moi plein d’interrogations ce soir là.

Les soirs suivants, je suis ressorti pour essayer de croiser l’homme squelette dans la nuit. Pendant une dizaine de jours j’ai sillonné toute la ville. Au bout d’un moment, je me suis rendu compte que les terrasses étaient de moins en moins peuplées. Je ne pus m’empêcher alors de faire un lien avec le personnage sur son vélo.

Un soir, je rentrai chez moi assez tard. Je marchai boulevard Rouget de Lisle lorsqu’une musique vint déchirer le silence de la nuit. Je me suis alors retourné et je vis s’avancer dans ma direction l’homme squelette sur son vélo. Je pris mon courage à deux mains. Je descendis du trottoir pour aller sur la route. J’écartai alors les bras pour le forcer à s’arrêter, ce qu’il fit. Il mit son vélo sur la béquille. Il s’avança vers moi. Il me faisait alors face.

« Emmène-moi. » lui dis je. « J’erre sans réel but dans cette ville depuis trop longtemps ».

Il me regarda longtemps. Puis il secoua la tête pour manifester son refus. Il pointa alors le mur en face. Des images furent projetées. Une fois terminé, l’homme squelette reprit son vélo et continua sa route sur une musique langoureuse.

Quant à moi, je suis rentré chez moi. Et dès le lendemain, je pris une feuille et y inscrivis les choses qu’il m’appartenait maintenant de faire.