Deux tours de clef dans la serrure et déjà il était en chemin. 10 minutes de marche pour rejoindre la mairie, en bas de la colline. Comme chaque matin il croiserait les élèves du lycée occupant route et trottoirs. Les caquètements des poules dans le jardin à l’angle des rue Faidherbe et Lepère donnaient d’ordinaire un air de campagne à son trajet, il en oubliait parfois qu’il habitait aux portes de la capitale.

Mais pas aujourd’hui. Cette journée – ou plutôt ce qu’il allait y faire – il y pensait depuis longtemps. Cela faisait des semaines qu’il cogitait à la recherche d’une solution. Il avait échafaudé un plan – LE plan – minutieusement élaboré au cours de ses allées et venues quotidiennes. Une chose était certaine, ça ne pouvait plus durer.

Il la voyait presque chaque matin, là, derrière la vitre, le regard acéré, prête à surgir. Ils se croisaient, l’espace d’un instant. L’instant d’après, ils étaient déjà loin l’un de l’autre, jusqu’à la prochaine fois. Probablement le lendemain, même heure, même endroit. Insupportable routine.

Il en croisait d’autres, des « habitués », dans ses pérégrinations quotidiennes. Certains lui étaient indifférents bien qu’il les ait remarqués comme ce rouquin à lunettes. Il devait avoir à peu près son âge. Longtemps, il l’avait observé du coin de l’œil tant il lui rappelait quelqu’un de son passé. Lui aussi il le croisait presque chaque jour sans que ça ne suscite aucun sentiment particulier mais avec elle, c’était différent. Elle suscitait chez lui quelque chose de particulier, de particulièrement désagréable. Il fallait que cela cesse.

La brièveté de leur rencontre ne changeait en rien les données du problème. Ce n’était que l’histoire de quelques secondes, quelques instants de tranquilité en moins. Avant, il leur arrivait de se toucher, désormais, il prenait ses distances. La sensation qu’il éprouvait ne s’était pas atténuée pour autant. Une sorte de révulsion, elle le dérangeait. C’était comme si autour d’elle rien n’existait. Il fallait en finir.

Caserne des pompiers. Le flot des passants grossissait au fur et à mesure qu’il se rapprochait de la place. Ce soir, il irait en sens inverse, l’allegro matinal se muerait en adagio avec la pente qu’il faudrait gravir et la fatigue de la journée. Peut-être pas ce soir… Le sentiment du devoir accompli le porterait.

Il aurait pu tout simplement changer ses habitudes, l’éviter, fuir… Mais ça aurait été comme éteindre le poste de radio parce que les nouvelles sont mauvaises. Celles-ci continuent d’exister bien qu’elles soient tues. Il en était de même avec elle. C’est pour cela qu’il avait décidé de passer à l’action, la mettre hors d’état de nuire, voilà ce qu’il s’apprêtait à faire.

Pourquoi elle ? Après tout elle n’était pas la seule, il y en avait d’autres, des tas même, des plus forts, des plus malpolis… Comme ce gamin qu’il croisait souvent le matin dans le bus 127. Le temps de remonter le boulevard Gabriel Péri, trois arrêts tout au plus, il s’attirait les regards interloqués des autres voyageurs. Pour lui aussi, il devrait peut être élaborer un plan. A chaque journée suffit sa peine. Sa cible du jour c’était elle… et elle ne se doutait de rien.

Il descendit les marches, entrant dans l’arène. Le dénouement était proche. Un long couloir, un portique et de nouveau une volée de marches. Il s’installa, il ne pouvait pas la rater, elle attendait toujours exactement au même endroit.
Quelques minutes d’attente, le temps de faire défiler une dernière fois le scénario. IL était fin prêt. Aux premières secousses, son cœur se mit à battre plus fort. Il commença à compter dans sa tête. Ses pied marquaient la mesure « 1, 2, 3. 1, 2, 3… »

La lumière se fit plus intense. Une dernière secousse et déjà les portes coulissaient. Elle était là, de l’autre côté de la vitre qui bientôt ne les séparerait plus.
Toute son attention était fixée sur son objectif, aussi ne le remarqua-t-elle pas. Il ne lui laissa pas le temps d’esquisser un mouvement. D’un geste rapide et précis, il l’attrapa par la taille. « Vous permettez ». Il saisit sa main avec sa main restée libre et commença à la faire tourner, reculant en rythme, s’éloignant au fur et à mesure du bord du quai. « 1, 2, 3. 1, 2, 3… »

Elle était tellement surprise qu’elle n’opposa aucune résistance. Son manège passait inaperçu. Enfermés dans leur indifférence citadine, les autres voyageurs ne semblaient pas les voir, tout au plus s’écartaient-ils sur leur passage. « 1, 2, 3. 1, 2, 3… »

Déjà les portes du métro claquaient, la rame quitta le quai direction Robespierre. « 1, 2, 3. 1, 2, 3… »

Trois petits tours et puis s’en vont. Il laissa sa partenaire hébétée au milieu du quai et grimpa quatre à quatre les marches qui le menaient vers la sortie. Il s’engouffra dans le 127 à l’arrêt. Un grand sourire illuminait son visage.

Seule sur le quai, la femme retrouvait peu à peu ses esprits. Plongeant un main dans sa poche, elle y trouva une carte:

« Chère femme bélier,
Chaque matin, vous envoyez valser ceux qui vous entourent, aujourd’hui c’était mon tour de vous faire valser ».