J’ai toujours aimé les contes de Pierre Gripari, surtout ceux de la rue Broca, et tout particulièrement l’un d’eux intitulé « La sorcière du placard au balai ». J’ai parfois en tête le refrain que chante Monsieur Pierre en prenant bien soin de ne pas aller au bout « Sorcière, sorcière prends garde à ton derri… ». J’imagine l’hideuse bonne femme coincée dans son réduit entre plumeau et balayette en train d’enrager.

Quand j’ai eu pour projet d’acheter un appartement, j’étais attentive au moindre détail. Pas question de faire comme Monsieur Pierre et de partager mon logis avec une sorcière quand bien même elle se cantonnerait au placard, et encore seulement la nuit venue.

J’ai trouvé mon bonheur sur les hauteurs de la ville dans un quartier résidentiel. Beaucoup de maisons, des jardins et quelques immeubles parmi  lesquels celui où j’habite. Aucune mauvaise surprise n’est à déplorer dans l’appartement. D’ailleurs il n’y a pas de placard au balai. Quant à l’entourage immédiat, c’est une copropriété tout à fait banale. J’ai sympathisé avec quelques voisins – comme Amélie qui habite un deux-pièces au troisième étage – et me contente de saluer poliment les habitants de l’immeuble, bref de vivre en bon voisinage comme on dit. Seulement voilà, parfois les mauvaises surprises ne viennent pas de là où on s’attendait à les trouver…

Ce jour-là, je rangeais mon appartement. Comme il est situé au rez-de-chaussée de l’immeuble, j’assistais au gré de mes allers et venues à celles de ses habitants. Ainsi, sans y prêter plus attention que ça, je vis le vieux monsieur du troisième étage déplacer les poubelles. Souvent elles restent en travers du trottoir après le passage des éboueurs, jusqu’à ce que quelqu’un se dévoue pour les ranger le long du mur. Monsieur Raymond est arrivé il y a peu dans l’immeuble. Il est pas très causant, plutôt grincheux.  J’hésitais un moment à aller lui proposer de le faire à sa place – les poubelles sont lourdes et il ne semblait pas bien vaillant du haut de son grand âge – mais je me ravisais devant son air revêche. D’ailleurs, me dis-je comme pour me dédouaner, il fait du zèle puisqu’il s’occupe aussi des poubelles du voisin.

Quelques jours plus tard, je croisais Amélie rue Alexis Lepère. Elle remontait vers l’immeuble tandis que je descendais au métro.

« Tiens, tu n’es pas à vélo aujourd’hui ? »

« Non, répondit-elle visiblement contrariée, quand j’ai voulu le prendre ce matin dans la cour, la roue était à plat ! ».

« Crevaison ? »

« Peut-être. Je n’ai rien remarqué en roulant hier et je n’ai pas pris le temps de regarder ce matin. J’avais tout juste le temps d’attraper un métro pour ne pas être en retard. »

Nous continuâmes chacune notre chemin. Le soir même, Amélie sonna à ma porte. Elle avait les mains sales d’avoir bricolé son vélo.

« C’est étrange, raconta-telle après que je l’ai invitée à entrer, mon pneu est à plat mais il n’est pas crevé. La valve était juste dévissée. »

« Ça arrive souvent ? » demandais-je intriguée.

« Non, c’est la première fois. Et la dernière j’espère », dit-elle en prenant congé. 

Dans les jours qui suivirent, je croisais Sergio qui habitait la petite maison à côté de l’immeuble. Il était debout à l’arrière de sa camionnette et contemplait pensivement un gnon dans la carrosserie.

« Salut Sergio. Tiens tu as eu un accident ? »

« M’en parle pas, dit-il. C’est arrivé ici même. L’autre jour, je suis rentré dans ma propre poubelle en reculant ».

« Mince ! M’exclamais-je. Tu ne l’a pas vue ? »

« Non, je ne la voyais pas dans mon rétro. Ce que je ne comprends pas, c’est ce qu’elle faisait là, sur la route alors que je l’avais rangée à sa place sur le trottoir le matin même ! »

En moi-même, je repensais à la scène à laquelle j’avais assisté quelques jours auparavant. Ne voulant pas tirer de conclusion hâtive, je demandais : « Quel jour c’est arrivé ? »

« Lundi ».

Mon intuition première semblait se confirmer. Il fallait que j’en parle à Amélie, aussi je l’invitais à prendre l’apéro le soir-même.

« Ça tombe bien, me répondit-elle par texto. Faut que j’te parle d’un truc. A ce soir ».

A peine arrivée, Amélie se mit à raconter sa mésaventure : « Ce matin, quand j’ai voulu prendre mon vélo, la selle était toute descendue. Pas moyen de la remettre en place car le boulon qui la avait disparu… Le pire c’est que j’ai retrouvé le boulon ce soir dans ma boîte aux lettres ».

« Étrange, deux incidents aussi rapprochés… Il faut que je te raconte quelque chose à mon tour ». Je lui fis part des mésaventures de Sergio avec la poubelle et de ce que j’avais vu quelques jours auparavant.

« Tu crois vraiment qu’il aurait pu faire ça ? – s’exclama Amélie quand j’eus terminé mon récit. Il n’est pas très sympathique mais de là à être un Tonton Daniel… »

« On devrait l’observer, pour en avoir le cœur net », proposais-je.

Dans les semaines qui suivirent, nous jouâmes donc les détectives et dûmes nous rendre à l’évidence. Les incidents se multipliaient dans l’immeuble. Un jour c’était le chat de la vieille dame du rez-de-chaussée qui se retrouvait « malencontreusement » coincé dans les caves, un autre c’était les fleurs du parterre qui étaient écrasées. A chaque fois, Monsieur Raymond était dans les parages même s’il semblait assez habile dans son art pour ne pas se faire prendre.

« Pfff je n’ai pas de Bachir dans mon entourage, ni de poissons magiques et de souris… » soupirais-je alors que nous débriefions notre enquête avec Amélie.

Elle me regarda, éberluée. Je renonçais à expliquer mes propos et détournais son attention.

« Maintenant que nous n’avons plus guère de doutes sur l’origine de tous nos petits tracas, il va falloir trouver une solution pour que cela cesse ». 

Nous étions en pleine réflexion, accoudées à la fenêtre quand une voiture se gara devant l’entrée de l’immeuble. Un homme d’une soixantaine d’années en sortit et se dirigea vars la portière du passager en disant : « Attends Papa, je vais t’aider ».

Nous observâmes la scène avec curiosité. Monsieur Raymond avait un air moins revêche qu’habituellement.

« Tiens, Tonton Daniel a donc de la famille ! » commenta Amélie.

« On pourrait peut-être essayer de l’alpaguer au moment où il partira », suggérais-je

« Bonne idée ». Nous fîmes donc le guet derrière ma porte et quand le fils de Monsieur Raymond descendit, nous sortîmes afin de le croiser sur le palier.

« Bonjour Monsieur, dit Amélie tandis que je faisais mine de fermer la porte à clef, vous êtes de la famille de Monsieur Raymond ? »

« Bonjour, répondit l’homme un peu distant. C’est mon père ». Il continua son chemin, il n’avait visiblement pas envie de discuter.

« Nous aurions aimé pouvoir vous parler » ajouta Amélie pour le retenir.

« Je suis pressé » dit l’homme.

Devant notre insistance, il accepta toutefois d’entrer un instant. Sa réticence à nous parler était manifeste. Il nous écouta raconter les mésactions de son père avec un air hautain et resta silencieux un moment. Je jetai un regard à Amélie et comprit qu’elle ressentait la même antipathie que moi.

« Et alors, que voulez-vous que j’y fasse ?, lâcha-t-il. Je suis bien content qu’il ait retrouvé un logement ». Sur ce il se leva.

Amélie, que je sentais bouillir, marmonna : « Les chats ne font pas des chiens… ».

« Ne pouvez-vous pas faire quelque chose pour nous aider ? » tentais-je désespérée.

«  C’est là qu’il habite, c’est votre problème ! Il vient passer une journée de temps en temps chez moi, le reste du temps, c’est ici qu’il vit. Je ne m’en occupe pas »

Sur ce, il nous salua brièvement et partit. Quand je refermai la porte, Amélie fulminait.

« Puisque c’est comme ça, nous aussi on peut devenir de sacrées enquiquineuses ! »

« On pourrait peut-être d’abord essayer d’aller discuter avec Monsieur Raymond ?  » hasardai-je. La loi du Talion c’est pas trop mon truc. Enfin c’est ce que je croyais jusque-là !  

« C’est pour quoi ? » a maugréé Monsieur Raymond en entrouvrant sa porte. Derrière lui j’aperçus sur la table une plante qui ressemblait étrangement à celle qui avait disparu du rebord de ma fenêtre.

« Monsieur Raymond, nous avons un sacré problème, dit Amélie. Depuis quelque temps, il semble que le jumeau de Tatie Danielle a emménagé dans l’immeuble et prend un malin plaisir à jouer de vilains tours à ses habitants ».

« Je suis au courant de rien » répondit sèchement le vieil acariâtre en nous claquant la porte au nez.

C’en était trop. Il n’allait pas s’en sortir ainsi alors même que la preuve d’un de ses méfaits trônait derrière lui ! Avant de nous séparer avec Amélie nous bourrâmes sa boite aux lettres de prospectus et glissâmes un petit bout de chewing-gum dans la serrure en l’enfonçant bien, de façon à ce que notre sabotage soit invisible.

Le lendemain alors que je sortais de chez moi, je croisais Monsieur Raymond qui essayait vainement d’ouvrir sa boite aux lettres en pestant.

« Tiens fis-je, votre serrure a l’air d’avoir besoin d’être huilée ». Et je continuais mon chemin.

Le soir même, quand j’ouvrai ma porte, je trouvais une armée de fourmis qui s’éparpillait sur le carrelage. Je me demandais bien comment Tonton Daniel était parvenu à les mettre là en passant inaperçu mais une chose  était certaine : la guerre était déclarée !

Alors que j’allais chercher pelle et balayette pour remettre les fourmis dans leur milieu naturel, j’entendis un cri suivi d’un bruit de casse sur le palier. Je sortais et trouvais ma voisine blanche comme un linge. Elle avait laissé tomber son sac de courses et tremblait comme une feuille. Sur sa porte, je vis une patte de chat. Je la décrochais et m’apercevais que ce n’était qu’un porte-clefs en plastique et fausse fourrure mais il avait eu l’effet escompté.

A ce moment-là, Monsieur Raymond pénétra dans le hall de l’immeuble en sifflant l’air de la Mère Michelle. Agréable comme à son habitude, il râla contre les sacs qui trainaient à terre et les poussa d’un coup de pied avant de gravir l’escalier pour rentrer chez lui.

Dans mon immeuble, il y a ma copine Amélie qui part au quart de tour quand quelque chose lui déplait. Il y a aussi la p’tite mamie du rez-de-chaussée qui ne laisse plus son chat s’aventurer en dehors de l’appartement. Il y a des parterres de fleurs qui égayent l’entrée et des vélos dans la cour qui attendent que leur propriétaire les enfourchent.

Dans mon immeuble, il n’y a toujours pas de sorcière du placard au balai mais surtout il n’y a plus de Tonton Daniel. Trop occupé à râler, il n’avait pas fait attention à la flaque qui s’étalait sous le sac dans lequel il avait shooté. L’huile qui se colla sous sa semelle lui fit faire une belle cascade. Emmené par les pompiers après sa chute, il s’est cassé le coccyx. Impossible de revenir dans son appartement, il n’y a pas d’ascenseur dans l’immeuble. Son fils a donc dû l’accueillir chez lui en attendant une place en maison de retraite.

C’est peut être mon côté vipère qui me fait parler mais c’est bien fait pour eux !