Dans la salle de bain minuscule, la seule fenêtre donne sur les grues qui entourent le bâtiment administratif de la mairie. Il se regarde dans le miroir puis baisse la tête comme pour essayer de ne plus penser. Ses mains sont solidement posées de chaque côté du lavabo. Ses bras tendus trahissent mal une certaine nervosité. Il n’a pas encore décidé de lâcher prise. Jusqu’au bout il s’interroge, il n’acceptera pas son sort aussi facilement. Mais cela avait-il encore un sens de lutter lorsque l’on est soi-même son propre geôlier ? Il était à la fois juge et partie, voir juge d’application des peines et procureur de la république. On vint taper à la porte…

Depuis mes 10 ans je fais partie de CAM93, le club d’athlétisme de la ville. J’en ai passé des weekends à m’entraîner. D’abord en catégorie « jeunes » puis avec les adultes. J’étais de tous les meetings. J’ai vu quelques stars au stade près de Bel Air. J’ai toujours habité pas loin et mes parents me laissaient y aller seul. Je longeais le trottoir et je m’arrêtais des fois pour regarder à travers les grilles avant d’entrer. Mon quartier a bien changé. J’aime beaucoup les nouvelles habitations avec des murs en bois.

Je restais aussi des heures près du terrain de basket, à l’entrée du parc des Beaumont. Mon rêve c’était vraiment de courir aussi vite que tous ces sprinters jamaïcains. Je me suis entraîné aux 100 mètres mais aussi au triple sauts et au 110 mètres haies. Et puis il y a eu ce soir-là. L’hiver. Et les pistes un peu humides. Dans une courbe, mon pied s’est dérobé. Blessure des ligaments croisés. Six mois pour recourir et un niveau de course à jamais perdu. Je suis bon à faire des footing dans un parc les dimanches matin.

J’ai mis ma frustration de côté et je me suis investi dans un autre projet. Avec la ville, je suis parti au Mali dans le cadre d’un partenariat. J’ai pu passer 2 mois dans le Cercle de Yélimané qui regroupe 94 villages et plus de 180 000 habitants. Je me suis improvisé prof de sport là-bas. Je faisais des matchs de foot, des initiations aux différentes disciplines de l’athlétisme. J’ai beaucoup appris en étant loin de chez moi, loin de la routine et de la société marchande. Au bout d’une semaine, Internet ne me manquait plus. J’ai rangé mon téléphone dernier modèle dans mon sac à dos. De toutes façons je captais pas grand chose. J’ai appris à cuisiner des produits locaux, moi qui ne mangeais que des plats cuisinés. Je me sentais bien ici. La mission a pris fin là-bas mais je me suis promis de revenir. Mieux que ça, je me suis promis de découvrir le monde, de ne jamais m’enfermer dans une routine.

Je suis revenu dans ma ville. La municipalité m’a embauché pour mettre sur pieds des projets d’échange et d’aide humanitaire. Je me suis vraiment éclaté dans ce boulot. En 2016, j’ai aidé sept ados du centre social des Morillons à monter leur association : Le monde ou rien. Je me souviens, on avait accueilli une dizaine de jeunes Vietnamiens. Et puis nous sommes tous partis au Vietnam à notre tour en février dernier pour trois semaines. Nous avons pu observer sur place la façon dont les gens vivaient mais surtout le résultat de nos récoltes de fonds auprès des commerçants de la ville à savoir l’achat de livres pour une école pauvre. Nous avons été accueillis chaleureusement là-bas. C’était vraiment extraordinaire. Depuis, la ville a développé un autre partenariat avec un lycée francophone au Vietnam. A la fin des trois semaines, j’ai décidé de rester plus longtemps. Comme ça sur un coup de tête. De toutes façons j’avais des vacances à prendre. J’ai dit au revoir aux jeunes du projet à l’aéroport d’Hanoï. Puis j’ai pris le premier bus de nuit. J’ai pris mon temps, je suis passé par le Laos, puis j’ai traversé le pont pour arriver en Thaïlande. Et c’est à Bangkok que je l’ai rencontrée.

Très rapidement, on  a décidé de continuer le voyage ensemble. Elle venait de terminer ses études de Droit, avec devant elle une belle carrière d’avocate dans le droit des affaires. Elle avait déjà essayé de m’expliquer des trucs mais je ne comprenais pas grand chose. Et puis ça ne m’intéressait pas vraiment surtout. Sur son téléphone, elle m’avait montré les plans de son futur cabinet et surtout les premières images des travaux. Cela avait l’air joli et assez grandiose. Malgré toute nos différences, je l’aimais cette fille. Je l’aime toujours d’ailleurs. Elle est passionnée par son métier. Elle me parlait de son futur salaire, je lui parlait du mien. Elle me disait que c’était pas grave parce qu’elle allait gagner beaucoup. On pourrait acheter une maison. Elle avait déjà acheté plein de magazines de décoration. Elle m’avait montré la cuisine toute équipée qu’elle voulait acheter. Je me rappelle avoir regardé pour lui faire plaisir.

Aujourd’hui je repense à cette blessure qui a mis un terme à ma carrière de sportif. Je repense à tout ce que j’ai fait par la suite. Les pays que j’ai visités, les gens que j’ai pu rencontrer. Je me disais que le monde était vraiment mon chez moi et que je ne voulais plus le quitter. Je me foutais bien de cette cuisine et de cet aspirateur trop cher pour moi.

Je me sens comme un animal pris dans les phares d’une voiture. Je me regarde dans la glace comme si l’autre en face de moi allait me donner une solution. J’entends que l’on frappe à la porte.

Quelqu’un l’ouvrit et me dit:

« Hey, dis donc, qu’est ce que tu fous ? Tu vas quand même pas être en retard à ton mariage ?« 

« Désolé, je n’avais pas vu l’heure« .

On referma la porte.

Je suis resté quelques secondes dans le silence complet. Je me suis regardé une dernière fois dans le miroir. Je savais que je n’avais pas fait tout cela pour rien. Tout avait un sens. Je me promis de toujours suivre ma destinée, quel que soit la dureté du choix. Je pris ma veste et sortis de la pièce.