J’ai toujours détesté cette longue rue. Certains l’appellent le deuxième Barbès. Je n’ai jamais compris pourquoi. J’ai toujours préféré la chaleur de la place et la vie du marché. La place n’a jamais été jolie mais elle distribue les veines de la ville, les cent sens interdits, les boulevards, les rues.

Je presse le pas, impatient de traverser une dernière fois cette foule agitée et brûlante. Je suis d’abord passé par l’allée à droite. J’ai longé la longue table où s’étalent les pâtisseries et les baguettes de pain. J’ai souri en repensant que tu ne les aimais pas. Tu insistais pour que je ramène ces petits pains qui te rappelaient la Pologne. Les vendeurs de fruits et légumes sont toujours sympas malgré leurs visages assez sévères. Nous avions toujours plaisir à les retrouver les dimanches au saut du lit. En tournant à gauche avant le fleuriste, je m’arrêtais toujours pour prendre ces olives pimentés que tu n’aimais pas non plus. En prenant ma main, tu me dirigeais vers la douceur sucrée-salée du traiteur asiatique. Je ne sais plus si nous lui avons déjà acheté quelque chose. Mais cela nous donnait des idées de voyages qui, finalement, n’ont jamais aboutis. Curieusement, nous n’avons jamais emporté quelques tranches de ces pains magnifiques ou ces sandwichs falafel qui allèchent les passants. Autour d’un café non loin de cette fourmilière, je te parlais de ces albums passionnants dont les pochettes vinyles étaient collées sur les murs. Tu me regardais en souriant. Je savais bien que tu faisais semblant de m’écouter. Mais cela n’avait aucune importance car j’étais heureux.

Sur le trajet vers la mairie je suis passé devant l’ancien buffet chinois devenu une salle de concert. J’ai traversé le centre commercial comme on traverse une période de doute. Les mains dans les poches et la tête dans le guidon. Il vaut mieux garder des œillères que de partir la fleur au fusil. Je n’ai jamais réussi à comprendre cet amas vertical à la grisaille malade comme un mois de mai sous la pluie. Le seul espoir dans cette nasse reste la librairie, une folie accueillante qui vous permettra de vous échapper de cette architecture d’un autre siècle.

Sur le boulevard menant au nouveau centre commercial, je suis passé une dernière fois devant cet immeuble que tu aimais tant. La première fois que nous l’avions visité, j’avais trouvé cet appartement trop petit mais tu avais tellement insisté que j’avais fini par dire oui. Tu as pu planter des fleurs sur le balcon. Des sons me reviennent comme un bourdonnement. Le klaxon des gens pressés lors du déménagement, le bruit du dernier carton posé dans l’appartement vide. Ils étaient lourds ces bouquins. Tu m’as parlé de l’exposé que tu as fait sur ce livre quand tu étais à Colonel Fabien. Tu l’as placé à côté des annabacs période Jean Jaurès. Tu as dit à quel point c’était bien d’habiter près du métro maintenant et que le 129 ne te manquera pas. Le lendemain, nous avons marché jusqu’à la bibliothèque pour nous y inscrire. Avant de rentrer nous sommes restés un peu dans le parc. La vie avait changée.

Arrivé sur la grande place, je me suis assis sur le banc en béton où on s’asseyait parfois. Je me rappelle d’un soir de juin. Des barrières cachaient à peine les travaux du nouveau cinéma. On pensait que c’était chouette et que l’on pourrait y aller souvent. Je me souviens que l’on parlait à peine. Je me disais que peut-être je t’aimais déjà. Je ne me souviens pas, mais des adolescents bruyants devaient occuper les marches de la mairie. Dans cette place partiellement ouverte, seul le ballet des bus nous rappelait le temps qui passe. Peut-être avons-nous marché jusqu’au camion au milieu de la place pour acheter une glace ? Peut-être est-ce à cette occasion que tu as découvert ma passion pour la glace à la pistache ? On se connaissait à peine.

Arrivé au point du rendez-vous, le taxi n’était pas là. Le cœur lourd, j’ai couru pour voir une dernière fois la décoration industrielle du Café Salé où je t’ai rencontré la première fois. J’étais mort de trouille et je crois me souvenir que je te l’ai avoué. Tu as ris. Je ne me souviens de rien d’autre à part être assis en face de toi. Peut-être m’as-tu trouvé bizarre ? Pas tant que ça finalement car tu as souhaité me revoir.

L’insistant klaxon du taxi m’arrache à mes songes. « Excusez-moi j’étais ailleurs » lui dis-je. Je ne voulais pas mais je n’avais pas le choix. Mon sac n’était pas aussi lourd que ma peine. « A l’aéroport s’il vous plait ». Installé au fond de cette voiture trop chère pour moi, je sors de ma poche une enveloppe contenant le faire part qui me crie encore une fois que je ne te reverrai jamais. Pour me consoler je me dis que nous avons été heureux dans cette vie, dans cette ville. Je me suis promis de revenir un jour. Mais dans quelques années.