Ses clés étaient toujours posées au même endroit. Sur une pile de DVD. Le film en haut de la pile variait peu. Un Pagnol ou un Méliès, la star locale. Cela faisait des années qu’il travaillait au cinéma. Il avait pesté lors de l’annonce du nouveau projet, mais les nouveaux locaux ne lui déplaisent pas finalement. Comme à son habitude, il parlait peu le matin. Un simple « bonjour » à sa mère et c’était tout. En attendant que son café refroidisse, il balayait son regard vide le long des lattes du parquet. Son gros chat vint le saluer en se frottant à ses jambes. On devina un sourire au coin de ses lèvres. Il le repoussa avec un certaine gentillesse et frotta son pantalon de toile bleue afin d’enlever la touffe de poils restée accrochée.

Il était bientôt l’heure de prendre le bus. Le cinéma est à quelques stations. Une fois descendu, il suffit de traverser la grande place. Les travaux l’avaient obligé à faire un grand détour mais il répétait sans cesse que « ça vaudra le coup quand ça sera fini ». Il avait pour l’habitude d’entrouvrir la fenêtre afin d’entendre au loin le bus dévaler la petite pente. Il sortait alors au dernier moment pour  y monter directement.  « J’y vais, à ce soir » dit-il à sa mère qui tricotait dans son fauteuil. « Bonne journée » lui répondit-elle. Il sortit et claqua la porte d’entrée pour être sûr qu’elle soit bien fermée. Un seul bus passait à cet arrêt. Il n’avait pas besoin de vérifier le numéro. Un simple « bonjour » au chauffeur et, si la place était libre, il s’asseyait toujours au même endroit. Il se retourna et chercha le visage encore baissé la marche pour s’engouffrer dans le bus. Mais à sa grande surprise le bus n’était pas là. L’avait-il raté ? Il regarda à droite de la route. Il n’y avait rien. Il n’y avait personne. Il s’interrogea. Il décida finalement d’y aller à pieds, un peu contrarié de s’être fait avoir. Il arrivait toujours à prendre le bus en guettant le bruit du moteur. Ses sens l’avaient-ils trompé ?

Il marchait depuis une dizaine de minutes en jetant des regards furieux sur sa montre. Soudain il s’arrêta net. Il regarda autour de lui. Non il ne rêvait pas. Il dut se rendre à l’évidence qu’il était seul. Seul dans la ville. Les cafés étaient déserts. Il fit un détour dans la petite rue piétonne à côté de l’église. Il descendit jusqu’à la place de la mairie. Il vérifia dans le parc de la bibliothèque. Il n’y avait personne. Il n’y avait que lui. Il faisait beau. Mais il n’y avait que lui. Il s’étonna quelques instants. Puis impassible il se dirigea vers le cinéma car c’était bientôt l’heure de débuter son service. Comme tous les matins on avait ouvert les portes. Il s’engouffra au travers des portes coulissantes. Il n’y avait personne. Les lumières étaient allumées. Le pop-corn était chaud. Mais c’était le silence. Il posa son manteau près du bar. Il s’aperçut qu’une rose était posée sur le comptoir. Il regarda autour de lui en se demandant qui avait bien pu la poser là. Il la prit délicatement et se dirigea vers la salle la plus proche. Quand il poussa les grandes portes noires il ne s’étonna pas que la salle fut vide. C’était une des plus grandes salles du cinéma.  Alors qu’il allait faire demi-tour, le sifflement des enceintes le fit sursauter. La projecteur allait se mettre en marche. L’écran devint blanc. En remontant le faisceau poussiéreux jusqu’à la source il tenta sans y parvenir à distinguer une silhouette dans la salle de projection. Le film débuta à cet instant. Il décida de s’asseoir. Il prit place au premier rang, la rose toujours à la main. Il ne connaissait pas le film. Il était question d’une femme mariée. Visiblement elle était en plein divorce avec son mari et rêvait d’une autre vie. L’action semblait se passer dans les années 60. L’intrigue paraissait compliquée mais il n’avait d’yeux que pour cette actrice. Il ne l’avait vue dans aucun film auparavant.

Une fois le film terminé, il regarda sa montre et à sa grande surprise il était déjà l’heure de rentrer. Il laissa la rose sur le siège, repris son manteau et marcha jusqu’à chez lui. En claquant la porte de son domicile il vit sa mère en train de préparer le repas du soir. De la fenêtre entrouverte on entendait le bruit des voitures et les discussions des passants. Elle lui demanda si sa journée s’était bien passée. Sans un mot il hocha la tête. Il se demandait s’il devait lui raconter ce qu’il venait de vivre mais préféra ne rien dire. Il mangea sans un mot puis partit dans sa chambre. Il passa plusieurs heures à essayer d’identifier cette actrice. Il ne trouva rien sur internet et rien non plus dans sa grande collection de livres sur le cinéma. Il s’endormit très tard cette nuit-là.

Le lendemain, le réveil sonna comme d’habitude. Le café fut chaud, le bus au dehors se fit entendre, l’absence d’humanité au dehors ne le surprit plus. Impatient, il courut jusqu’au cinéma afin de la retrouver. Le cinéma était ouvert et le pop-corn encore chaud. Une nouvelle rose était posée sur le comptoir. Il l’emporta toujours délicatement et se précipita dans la salle. La présence d’un homme installé au premier rang arrêta son pas élancé. Le film était commencé depuis peu et le générique du début finissait de défiler. L’homme avait les yeux rivés sur l’écran. Il remarqua qu’il tenait dans sa main une rose identique à la sienne. Comme l’homme semblait imperturbable, il décida de s’asseoir un peu plus haut dans la salle. Le film était diffèrent de la veille mais l’actrice était toujours habillée de la même façon. Encore une fois le scénario se montra complexe, voir incompréhensible mais cela lui était égal car il l’avait retrouvée. A la fin du film il souhaita s’adresser à l’homme mais il avait disparu. Il tenta de le retrouver dans les couloirs du cinéma mais il ne trouva personne.

Le lendemain, il posa son manteau, prit la rose et se dirigea dans la salle. Il était seul. Le film commença. Il la trouvait de plus en plus belle de jour en jour et ne manquerait ce rendez-vous pour rien au monde. Un nouveau jour, un nouveau film. A sa grande surprise, il crut reconnaître l’homme d’hier. Oui c’était bien lui qui lui tenait la main sur une plage d’automne. Ils avaient l’air heureux. Jaloux, il se décida à partir. Il allait sortir précipitamment lorsqu’il vit une femme devant la porte de sortie. Il ne lui fallut que quelques secondes pour la reconnaître. C’était elle. Elle était bien en face de lui. Elle lui souriait. En serrant son poing il se rappela qu’il tenait toujours la rose et lui offrit. Elle sourit et la porta près de son visage pour la sentir. Elle lui tendit la main et il s’empressa de la prendre dans la sienne. Elle le guida jusqu’à l’écran et ils disparurent.

Un jour, un homme entra. Il tenait une rose dans la main. Il avait l’air anxieux à cause de l’étrangeté du lieu. Un film commença. Il s’assit au premier rang. Il était question d’une femme mariée dans les années 60. Elle souhaitait divorcer de son mari. Le film était confus mais il s’en moquait car il était fasciné par cette actrice. Tout d’un coup son cœur s’emballa. Mais oui, c’était bien lui l’homme qu’il avait vu hier dans ce cinéma. Il lui tenait la main sur une plage d’automne. De rage il se précipita vers la sortie. Une femme se tenait là. Elle lui souriait. Il l’a reconnue. Il lui offrit la rose qu’il tenait dans la main. Elle la porta à son visage pour la sentir et …