L’opération Riton était programmée pour le 21 juin. Ce jour-là, Hervé avait rendez-vous pour visiter la maison de retraite de la rue Étienne Marcel avec sa mère. Comme prévu, il s’était fait passer pour l’unique rejeton d’une vieille dame fortunée. De ce fait, il avait eu le droit à tous les égards que l’appât du gain peut susciter. Denise, la mamie en baskets,  jouerait le rôle de Mme Martin, mère d’Hubert Martin, vieille dame en fauteuil dont le maintien au domicile n’était plus envisageable.

Le GDV avait longtemps cogité sur le modus operandi. Une idée avait finalement surgi et déterminé la date de l’opération. Pour l’occasion, la chorale des Murs à Pêches avait été créée et avait pris contact avec la maison de retraite pour proposer un intermède musical à l’heure du thé le jour du solstice d’été. L’offre avait été acceptée avec enthousiasme et depuis, le GDV s’entraînait chaque après-midi dans l’arrière salle du bistrot. Il fallait qu’il soit crédible, la réussite de l’opération en dépendait. Chacun y mettait du sien mais la nécessité d’un chef de chœur s’était rapidement imposée et aucun d’eux n’était en mesure de tenir ce rôle. René avait pensé que sa nièce Véronique pourrait les aider, c’est ainsi qu’une seconde p’tite jeune de seulement 67 ans se joignit au GDV, après que sa fiabilité fut établie.

Le 20 juin, après un dernier rappel du déroulement de l’opération et une répétition générale, les membres du GDV se séparèrent. L’excitation était palpable.

Le 21 juin, à 13h30, Hervé procéda une dernière fois à la révision de son véhicule. Tomber en panne ou manquer d’essence n’était vraiment pas opportun. Il quitta sa maison à 13h45 et fit une brève halte au bistrot à 14h. Dans une rue adjacente, il repéra le minibus loué pour l’occasion. René, ancien conducteur de bus, conduirait la chorale à son unique concert. L’arrière salle du bistrot était en pleine effervescence. René s’éclipsa rapidement, laissant la chorale s’échauffer.

A 14h15, Hervé se présenta chez Denise. Avec ses bas de contention, sa jupe bleu marine, son gilet mauve en tricot, elle avait vieilli de près de 10 ans et était méconnaissable. Ses mèches d’ordinaire rebelles avaient été disciplinées par une mise en plis, si bien que de sa tête moutonnante à ses pieds chaussés de pantoufles, elle avait tout l’air de la future résidente qu’elle devait incarner ce jour-là.

« Tiens, dit Denise en tendant à Hervé un macaron, la copine qui m’a prêté le fauteuil m’a aussi passé ceci, ça pourrait nous être utile… »

« Parfait, commenta Hervé, comme cela nous pourrons nous garer juste devant la maison de retraite ».

A 14h30, Hervé aidait Denise à prendre place dans le fauteuil roulant. Le directeur vint à leur rencontre dès qu’ils passèrent le sas d’entrée. Il les conduisit à son bureau où il leur présenta l’établissement, puis il les emmena visiter la maison de retraite afin que Mme Martin se fasse une idée de son futur lieu de vie.

A 14h45, Véronique se présenta à l’accueil, suivie de la chorale des Murs à Pêches. Pour se donner un air authentique mais aussi pour ne pas courir le risque d’être reconnus, les membres du GDV avaient tous revêtu une tenue sombre agrémentée d’une écharpe colorée, d’une canne et d’un chapeau. Les regards se tournèrent vers eux quand ils pénétrèrent dans le hall de la maison de retraite mais personne dans le personnel ne reconnut les éléments indésirables qu’ils étaient pourtant. Ils furent accompagnés dans la salle à manger où les attendaient déjà plusieurs rangées de fauteuils roulants. Le temps qu’ils s’installent, la salle s’était remplie avec les résidents valides venus les écouter.

A 15h, alors que la chorale entamait son récital par Mon amant de Saint Jean, un classique, le directeur entra avec madame Martin et son fils Hubert. Il les invita à s’approcher mais d’un geste la vieille dame indiqua qu’elle préférait rester en arrière, proche de la sortie pour s’éclipser le moment venu.

Le tour de chant poursuivait son cours et les résidents heureux de la distraction fredonnaient les airs.

A 15h15, un observateur attentif aurait remarqué qu’au dernier rang de la chorale, une banderole savamment dissimulée autour des cannes était déroulée. Mais les membres du GDV s’étaient longuement exercés et leur manœuvre passa inaperçue. A la fin du morceau, Raymond s’avança et annonça dans le micro :

« Maintenant nous allons vous interpréter un air qui nous tient particulièrement à cœur », c’était le signal pour Hervé et Denise qu’ils devaient se tenir prêts. Au même moment, ces derniers perçurent comme un doute qui traversait le directeur debout à leurs côtés. Il s’excusa et se rapprocha du centre de la salle où se tenait la chorale. Celle-ci, décidée, entama l’Internationale, surprenant la salle. Le directeur, dont toute l’attention était désormais portée sur la chorale des Murs à Pêche, ne vit pas Mme Martin et son fils sortir. Les paroles de l’hymne avaient été changées :

« Debout tous les vieux de la terre, 

Debout les parkis, les gateux

C’est pas parc’qu’on est grabataire, 

Qu’on n’peut pas espérer mieux »

La banderole fut brandie, laissant apparaître son message : « C’est pas parce qu’on est vieux qu’on doit rester au pieu ». En plus petit, une inscription pleine de malice avait été ajoutée : « sauf pour la bagatelle »

Dans l’assistance, les réactions étaient mitigées. Certains, apathiques, semblaient complètement dépassés par les événements, d’autres étaient outrés mais bon nombre des résidents acquiesçaient, voire applaudissaient. Le directeur avait changé de couleur. Le micro fût vite coupé mais Raymond sortit d’on ne sait trop où un mégaphone et reprit son refrain à plein poumons.

Laissant derrière eux le tumulte provoqué par le GDV, Denise et Hervé avaient filé jusqu’à la chambre de Riton. Le vieil homme prévenu de leur arrivée les y attendait, il avait préparé son sac, mis un imperméable et un chapeau. Denise lui laissa sa place dans le fauteuil, et rapidement Hervé enfila la tenue d’ambulancier cachée dans le sac de Mme Martin. Ils repartirent aussitôt.

Au rez-de-chaussée, il régnait un sacré bazar. Le directeur aidé du personnel essayait tant bien que mal de pousser les membres de la chorale des Murs à Pêches vers la sortie mais ceux-ci résistaient. Quelques résidents les y aidaient, créant avec leur fauteuil une barricade. Ils n’eurent pas à tenir bien longtemps. Dehors, René – ayant vu la voiture d’Hervé démarrer en trombe avec ses trois occupants à l’intérieur – roula jusqu’à l’entrée et se mit à klaxonner. La chorale battit alors en retraite et grimpa dans le minibus qui s’éloigna rapidement laissant derrière lui le directeur décontenancé.

Il fallut plusieurs heures pour que la maison de retraite retrouve son calme habituel. Vers 18h, un coursier apporta un pli adressé au directeur. L’expéditeur n’était pas identifié mais la provenance de la missive ne faisait guère de doute.

« Cher Monsieur.

Je n’ai rien contre votre établissement et je dois reconnaître que – les quelques temps que j’y ai séjourné – j’y ai été bien traité. Ma progéniture a profité d’un moment de faiblesse de ma part pour me placer. C’est contre mon gré que je suis arrivé chez vous. Mes  fidèles et audacieux camarades ont compris mon désarroi. Croyez bien que je suis désolé des contrariétés que leur intervention aujourd’hui a pu créer. Pour votre tranquillité et celle de vos résidents, il serait préférable de renoncer à me chercher. Je suis sûr que vous trouverez aisément un nouveau résident pour la chambre que j’occupais mais ne comptez pas trop sur Mme Martin.

Bien à vous

Henri dit Riton ».